L’activisme de CMA CGM aurait donc payé. À en croire certains députés de la Commission des finances, qui a examiné du 16 au 19 octobre la partie « recettes » du projet de loi de finances (PLF) pour 2025 en amont des débats parlementaires qui s’ouvrent ce lundi, Rodolphe Saadé, patron de la CMA CGM, et ses proches auraient fait le siège de l’ensemble des bureaux parlementaires ces derniers jours. Objet de la retape : le fameux article 12 lié à l’instauration d’une « contribution exceptionnelle sur le résultat d’exploitation des grandes entreprises du transport maritime » de plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires et ses effets collatéraux sur la taxe au tonnage. Parmi la quinzaine d’amendements déposés figurait la suspension/abrogation/modification/préservation en l'état du régime fiscal dérogatoire introduit en France en 2004 permettant à une compagnie maritime d'être imposée en fonction du tonnage de la flotte et non des bénéfices réels.
Pour rappel, la mesure spécifique au transport maritime, telle qu’elle est prévue par le PLF (elle sera de toute façon réexaminée dans l'hémicycle dans sa version initiale), prévoit une contribution « assise sur la part du résultat d'exploitation correspondant aux activités de fret » pendant deux exercices consécutifs, à un taux de 9 % pour l’exercice 2025 et de 5,5 % pour celui de 2026. Elle doit rapporter aux caisses de l’État 500 M€ l'an prochain et 300 M€ en 2026. Pour « tenir compte des modalités spécifiques d'imposition de ce secteur », en référence à la taxe au tonnage, le législateur a été contraint de prévoir un dispositif personnalisé sans quoi il aurait réduit l’effet de l'autre « contribution exceptionnelle » prévue par ailleurs par le PLF, celle appliquée sur les bénéfices des grandes entreprises.
Le mécanisme sera en réalité doublement « spécifique au secteur » puisque CMA CGM est la seule « éligible » à cette taxation non ordinaire. Ce qui personnifie encore davantage l’article 12 si bien que les débats au sein de la Commission des finances se sont polarisés sur les « superprofits » du troisième armateur mondial (18 Md$ en 2021, 25Md€ en 2022).
L'instance, présidée par le LFI Éric Coquerel, a validé le 18 octobre la hausse temporaire de la fiscalité sur les grandes entreprises, qui correspond à 20,6 % de l'impôt sur les sociétés (IS) dû au titre de 2024, pour les entreprises dont le chiffre d'affaires va d’1 Md€ à moins de 3 Md€ et à 41,2 % au-delà (soit 400 entreprises). Elle doit permettre de renflouer les comptes publics à hauteur de 8 Md€ en 2025 et 4 milliards en 2026.
Doublement des taux de base de la taxe exceptionnelle
Si les débats nourris autour de la taxe au tonnage ne sont pas parvenus à l’abattre, le groupe Écologiste et Social (EcoS) a néanmoins obtenu, avec le soutien du RN, le doublement des taux de base de « la taxe CMA CGM », à 18 % en 2025 et à 11 % en 2026. Il en est attendu des recettes de l'ordre de 525 M€ en 2025 et de 320 M€ l'année suivante (amendement 1425).
En revanche, l’amendement (1426), qui veillait à ce que la contribution exceptionnelle soit bien assise sur le chiffre d’affaires réalisé par le groupe et non d'une filiale « afin d’éviter les stratégies d’évasion », a été rejeté car « inutile ». CMA CGM n'est pas concerné, a balayé le rapporteur de la commission des finances et député de la Marne Liot (Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires) Charles de Courson.
Statu-quo sur les taux cumulés de l'IS
Les écologistes auraient souhaité un plus grand concours du fleuron tricolore, dont la richesse a revisité les grands classiques du genre (Total Energies et LVMH). Ne serait-ce que par équité fiscale, font-ils valoir. Car, pour les grandes entreprises réalisant un chiffre d’affaires de plus de 3 Md€ mais qui ne bénéficient pas, elles, de la taxe au tonnage, le taux de l’IS devrait être porté à 35,3 % en 2025 et à 30,15 % en 2026. Or, le cumul des deux impôts exceptionnels exigés à CMA CGM (en tant que grande entreprise et en qualité d'armateur) devrait revenir à charger ses bénéfices à hauteur de 19 % en 2025 et 14,6 % en 2026 (hypothèse calculée sur la base des revenus de 2023).
Leur amendement 1417, qui proposait des taux bien plus élevés, à 31 % en 2025 et 27 % en 2026 pour obtenir 1,6 Md€ sur les deux années, a été rejeté. Il aurait multiplié par deux la quote-part demandée à la compagnie française. Rodolphe Saadé, qui s’est dit consentant à cet impôt temporaire, a échappé par ailleurs à deux autres schémas, encore plus prédateurs pour ses comptes, en les ponctionnant de 2,7 Md€ ou 3,2 Md€, selon les options.
Une niche fiscale acceptable ?
« Le lobbying a encore de beaux jours devant lui. CMA CGM a obtenu gain de cause, a grincé le député de l’Eure et vice-président de la Commission Philippe Brun. Cela pose la question de l’indépendance des mouvements politiques à l’égard des mauvaises influences ». L’influence que le député du groupe parlementaire Socialistes et apparentés déplore a également opéré sur lui puisqu’il semble avoir bien revu sa position sur le régime fiscal dérogatoire, actuellement à la barre du tribunal.
Son groupe avait été parmi les premiers l’an dernier à questionner sa légitimité compte tenu des « superprofits du secteur ». Cette fois, il n’en a pas demandé la suppression mais a déposé un amendement pour qu’il soit modifié. « Si cette fiscalité avantageuse amène un avantage réel pour un groupe CMA CGM [au détriment des caisses de l’État, NDLR], son coût pour les finances publiques est extrêmement faible pour les autres compagnies. À 45 M€ par an sur une période moyenne de 2009-2019, c’est un niche fiscale acceptable, reconnait le parlementaire. Mais ce qui est inacceptable, c’est quand les superprofits amènent CMA CGM à payer 1 % d’impôt en 2022 et 2 % en 2023 »,
Appliquée à une quarantaine d'entreprises, la troisième des « 476 niches fiscales » selon la cour des comptes, aurait représenté un manque à gagner de 5,6 Md€ pour les comptes publics en 2023 (3,8 Md€ en 2022) sur un total de 81,3 Md€. Mais cette explosion du prix à payer pour les finances de l'État est essentiellement liée à la flambée des taux de fret qui ont rempli les seules caisses de l'armateur de porte-conteneurs de Marseille.
Faut-il caper la niche fiscale pour les plus grands armateurs ?
Pour cette raison, l’amendement déposé par les socialistes consistait à maintenir la fiscalité dite avantageuse pour les « petits armateurs » et à caper le bénéfice de cette niche à 500 M€ pour la plus grande, « ce qui revient à protéger les premières mais à taxer la seconde, y compris à la protéger, elle, quand elle est en phase basse ».
Le député est bien inspiré de le rappeler. CMA CGM a connu les basses eaux qui ont amené Jacques Saadé, le fondateur de la société et père de l’actuel PDG, à faire la tournée des banques pour renflouer les caisses, à ouvrir son capital au groupe turc Yildirin à hauteur de 24 % (sa solidarité a été récompensée durant les années dorées) et à quémander des garanties publiques auprès de Bpifrance (toujours au capital, à 3 %). Le groupe encore familial (73 % via la holding Merit) a connu des années noir Soulage dans la décennie qui a suivi la crise financière de 2008-2009 et des comptes dans le rouge vermillon.
« L'idée n’était pas inintéressante », convient le rapporteur Courson. Mais elle est à replacer dans un cadre européen, signifie-t-il. La taxe au tonnage n'est en effet pas propre à la France. Elle est en vigueur au niveau européen (dans 22 des 27 pays de l’UE) et sur un plan mondial (86 % de la flotte mondiale est couverte par un régime similaire).
Chantage à l'emploi et à la délocalisation
« Un effort de 800 M€ me paraît suffisant. Il n’y a pas plus fragile qu’une compagnie maritime. Il est admis que grâce à ce dispositif, on a quatre des cinq plus grands transporteurs maritimes [de conteneurs, NDLR] au monde. S'il est supprimé, il y aura délocalisation car en contrepartie, il est exigé qu'au moins 50 % du pavillon soit maintenu en France », rappelle le rapporteur Courson, qui ne cachera pas que « Rodolphe Saadé a demandé à le rencontrer ». « Il n’y a pas plus délocalisable qu’une compagnie maritime car il s’agit de changer de pavillon. Revenir sur cette taxe reviendrait à mettre à mal la compétitivité de CMA CGM qui emploie 155 000 personnes dont 4 000 en France ».
« On ne peut pas entendre en permanence ce chantage à la délocalisation et au chômage », s’agace un député PS. C’est une façon d’impuissanter notre capacité à agir en l’occurrence en demandant une contribution à une entreprise qui en a largement les moyens ».
Le complément d'imposition rejeté
La proposition des écologistes, visant à instaurer un complément d’imposition pour les entreprises ayant opté pour le régime de la taxation forfaitaire au tonnage, minimum égale à 15 % du bénéfice imposable au titre de l’impôt sur les sociétés, n’a pas rencontré plus de succès. La mesure revenait en somme à plafonner l’avantage fiscal.
En revanche, l’ajustement des taux de la taxe au tonnage à l’inflation, qui n’ont en effet pas été révisés depuis l’entrée en vigueur du dispositif en France, a été approuvé. « On était les seuls à défendre cette exemption fiscale. Le bon sens s’est emparé de cette assemblée, se réjouit Jean-René Cazeneuve, porteur de la demande au nom de son groupe (Renaissance). On devrait se féliciter d’avoir un champion français. La France, absente du marché du transport maritime il y a encore 20 ans, existe désormais ».
L'encadrement de la taxe au tonnage aurait dû être voté
« Le réultat des votes est surprenant, accuse encore Philippe Brun. Si on lit les politiques des groupes politiques représentés au parlement, l’encadrement de la taxe au tonnage aurait dû être voté à 60 % par les membres de cette commission ».
Enfin, les députés ont également adopté un amendement déposé par le LFI Éric Coquerel, visant à contrer la délocalisation dans les paradis fiscaux d'une partie des profits des entreprises. Cette mesure pourrait rapporter jusqu'à 26 Md€ selon le président de la commission des finances.
Adeline Descamps
PLF 2025 : la plupart des articles réécrits, débats musclés en perspective à l'Assemblée
Dès la deuxième journée d’examen du projet de loi de finances (PLF) en commission des Finances, entamé le 16 octobre, les députés avaient supprimé ou rejeté la totalité des articles examinés, comme l’augmentation de la fiscalité sur l’électricité, le durcissement du malus automobile....En fin de séance, le 19 octobre, la copie du gouvernement était méconnaissable, augurant de débats musclés dans l'hémicycle qui s'ouvrent le 21 octobre.
Près de 200 amendements ont été adoptés, mettant à mal l'équilibre financier du texte. En réaction, le ministre des Comptes publics Laurent Saint-Martin, a dénoncé un « matraquage fiscal » à la fois « inacceptable » et « irresponsable », quand l'exécutif veut au contraire freiner fortement « nos dépenses publique ». C'est sur la base du texte initial du gouvernement que le débat reprendra dans l'hémicycle la semaine prochaine. Vu le nombre et l'ampleur des modifications votées, la question d'un passage en force dans l'hémicycle via l'arme du 49.3 pourrait vite se poser.
A.D.
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