De façon surprenante, l’annonce du ministère américain de la Défense n’a généré ni expression verbale ni réaction de panique (si ce n’est des cours de bourse, en chute) et même pas un déferlement de commentaires d’analystes. Pourtant, le placement sur la liste (noire) du Pentagone d’une cinquantaine d’entreprises chinoises en raison de leurs liens militaires présumés – parmi lesquelles le quatrième armateur mondial de porte-conteneurs Cosco Shipping avec deux de ses filiales (Cosco Shipping North America et Cosco Shipping Finance), le monopolistique fabricant chinois de conteneurs CIMC coté à Shenzhen et Hong Kong ou encore Sinotrans, grand groupe de transport et logistique chinois –, expose les nombreux acteurs du marché en relations commerciales avec eux à un risque sur leurs affaires outre-Atlantique, jusqu'à la perte d'accès aux marchés publics américains.
La liste, qui compte désormais 134 entités, vise à restreindre leurs interactions économiques et technologiques avec les États-Unis (et de ce fait freiner la programmation militaire de la Chine). Le secrétaire américain à la Défense est tenu par la loi William Thornberry National Defense Authorization Act d'identifier et de mettre à jour chaque année la liste de « sociétés militaires chinoises ». Mais la décision a néanmoins produit son petit effet « grande surprise » bien qu'elle s'inscrive dans l'escalade d'une guerre commerciale incandescente entre les deux pays. Donald Trump, président élu mais pas encore en service, en attise les braises.
Les derniers coups de feu de l'administration Joe Biden ont en ligne de mire les « politiques et des pratiques déloyales de la Chine pour dominer les secteurs mondiaux du transport maritime, de la logistique et de la construction navale ». Une enquête a été lancée par le ministère américain du Commerce à la suite de nouvelles plaintes déposées par des sidérurgistes américains. Les puissants syndicats réclament depuis des mois une imposition des navires construits en Chine.
Sanction purement légale mais des incidences
Si elle n’a pas la puissance d'’une sanction économique ou commerciale et n’a pas d’incidence juridique, la décision fait du quatrième armateur mondial de porte-conteneurs (516 unités) et acteur de premier plan dans le transport de vrac (flotte de 1 400 navires), dans les opérations portuaires et la construction navale, une « entreprise militaire par nature » collaborant avec l’armée chinoise. Ce n’est pas neutre. Sur le seul conteneur, Cosco a transporté 39,7 MEVP à destination et en provenance des États-Unis en 2024 (selon les données de S&P Global Market Intelligence), la majorité en provenance de la Chine, du Vietnam, de la Thaïlande et de Malaisie.
CIMC compose, lui, avec Cosco Shipping, CXIC et Singamas le quatuor de tête mondial (et chinois) dans la fabrication des boîtes. À eux quatre, ils détiennent la quasi-totalité de la production des parallélépipèdes en acier. Le fabricant avait déjà eu maille à partir avec les autorités américaines lorsque les autorités de la concurrence se sont opposées à son projet de reprise de son homologue, Maersk Container Industry, la filiale du groupe A.P Møller-Maersk. Une opération qui aurait permis au groupe chinois d’État de contrôler 50 % du marché.
Parmi les autres entités désignées dans des activités connexes, figurent la grande compagnie pétrolière China National Offshore Oil Corp. (impliquée dans le grande projet gazier Arctic LNG2 de Novatek) et CATL, le premier producteur mondial de batteries.
La désignation en tant qu'entreprises militaires ne semble pas non plus très puissante. Le géant de la construction navale, China State Shipbuilding Corp. (CSSC) – un locataire familier de la liste –, continue de concentrer une bonne partie des commandes de navires neufs. Les chantiers navals chinois représentent notamment 68,5 % du carnet de commandes mondial de porte-conteneurs (en EVP).
Mauvais signal envoyé
Parmi les acteurs du marché, peu se sont exprimés sur le sujet si ce n’est les analystes pour faire part d’un « risque d'auto-sanction » de la part d'opérateurs ou partenaires, frileux à l’idée de commercer avec des sociétés que la puissance américaine considère comme « liées à l’armée chinoise ». Sans parler des liens que le puissant Asiatique entretient avec ses pairs, que ce soit pour partager des navires ou investir dans les terminaux portuaires. L'armateur chinois fait partie de la plus grande alliance maritime dans le conteneur, Ocean Alliance, avec CMA CGM et Evergreen. Via ses différentes filiales, le groupe a par ailleurs investi dans de nombreux terminaux en Europe.
La Chine a fait son entrée sur l’échiquier européen en 2016 par la porte d’entrée grecque, le port du Pirée, dont Cosco est devenu propriétaire (67 %) aux côtés de l'État. Ses investissements ont permis au port grec opéré par Cosco Shipping Ports de franchir les 5 MEVP en 2022 après avoir pris la tête un temps en Méditerranée en 2019. La disposition américaine a mis en alerte le port grec du Pirée. Un haut-fonctionnaire grec a confirmé à Reuters que le sujet faisait l’objet d’échanges entre des représentants européens.
Le Chinois détient une prise de participation minoritaire (rabotée à à 24,9 % contre 35 % pensé initialement) dans l’un des terminaux de Hambourg, troisième port européen où la manutention des conteneurs est principalement aux mains des deux puissants groupes allemands, HHLA et Eurogate. Il est actionnaire majoritaire à Zeebrugge dans le terminal CSP aux côtés de CMA CGM (10 %) et détient des participations à Rotterdam, Anvers, à Vado Ligure (40 %) avec APM Terminals (groupe Maersk). Il a par ailleurs investi à Bilbao (39,51 %) et à Valence (51 % de CSP Iberia), CMA CGM en partenaire dans les deux.
Cosco prend acte
En réponse, la direction a pris acte de son inscription et souligné dans un communiqué que la société et ses filiales « ont toujours respecté les lois et les réglementations locales, en maintenant une stricte conformité dans toutes les opérations internationales ». L'entreprise d'État s’inscrit en faux par rapport à son classement en « sociétés militaires chinoises » et se dit « déterminée » à poursuivre ses opérations maritimes et logistiques, y compris aux États-Unis, rappelant que la qualification n'impose pas de sanctions ou de contrôles à l'exportation. La direction a ajouté qu'elle s'entretiendra avec les autorités américaines pour clarifier sa situation.
Cosco Shipping Holdings, qui vient de publier des résultats annuels préliminaires pour 2024, a fait état de bénéfices avant intérêts et impôts (Ebit) de 69,926 milliards RMB (9,8 Md$), soit une augmentation d'environ 90,67 % par rapport à 2023 et d’un résultat net de 7,8 Md$ (+ 95 %).
Un précédent
Sous l’ère Trump, en 2019, les tensions entre les États-Unis et la Chine à leur pic, l'Office américain de contrôle des avoirs étrangers (Ofac) avait imposé des sanctions à deux filiales de Cosco (Cosco Shipping Energy Transportation notamment), ce qui a incité les compagnies maritimes à suspendre abruptement l'affrètement de leurs navires et fait bondir les tarifs journaliers des VLCC compte tenu du nombre de navires retirés du marché.
Adeline Descamps
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