Au lendemain d’une grève de 48 heures, du 13 au 15 janvier, conformément au préavis déposé par la GCT des marins dans tous les ports de la DSP en Corse et à Marseille ainsi qu’à Toulon et à Nice, les navires ont repris leurs rotations. Les échanges entre les personnels et la direction générale des deux compagnies de La Méridionale et de Corsica Linea, sous l’égide du préfet, ont permis un « protocole de sortie » que le syndicat a largement détaillé. Les compagnies font état de leur côté de plusieurs réunions, également en préfecture, dont celle du 7 janvier avec les administrations centrales concernées, à savoir la DIRM (direction interrégionale de la Mer Méditerranée), la DGAmpa (Affaires maritimes), le SGAR (secrétariat général pour les Affaires régionales). Au cœur des échanges, la question structurelle de la concurrence déloyale du pavillon international sur les lignes passagers de la desserte corse et du marché maghrébin, lignes opérées avec des marins français sous le Premier registre.
Rappel des enjeux et du contexte motivant le mouvement d’humeur du syndicat : les menaces pesant sur les conditions actuelles d’exploitation des opérateurs français face à des concurrents (celle redoutée de la compagnie italienne GNV, filiale de MSC, à Sète qui s’ajouterait à celle déjà installée de l’Espagnole Baleària bien qu’erratique) attaquant le marché maghrébin que dessert La Méridionale (Maroc) et Corsica Linea (Algérie) avec un registre international (Italie, Chypre) aux conditions d’exploitation inférieures de 30 à 40 % à celles de la France.
Flou du projet de CMA CGM
Les inquiétudes portent aussi sur le flou des projets de La Méridionale, passée en juin 2023 dans le giron de la CMA CGM. La compagnie marseillaise, qui possède actuellement quatre navires (deux ro-pax en commande au GNL) s’est positionnée sur le Maroc avec plus ou moins de succès. N’ayant récupéré de la DSP Corse, exercée conjointement avec Corsica Linea, que des bribes (couverture de Porto Vecchio et demi-desserte d’Ajaccio), elle a envisagé d'attaquer Bastia depuis Toulon, hors DSP, sans le fret et sous le Premier registre français face à Corsica Ferries, dont les navires naviguent aussi sous le registre international italien. Si la direction générale, incarnée par Maria Harti, rappelle que le projet est levé pour l’heure, la seule évocation en mars 2024 avait fait sursauter les marins, qui rappellent que « les lignes régulières annuelles et hebdomadaires de la Corse sont toutes déficitaires sans service public financé par l’État ».
Au-delà, ils craignent que ce projet ne vienne perturber les équilibres à peine établis de la desserte de continuité territoriale Corse-continent en cours. « Cette ligne fait croire que l'on peut offrir le même niveau de service qu'un navire identique exploité en DSP entre Marseille et la Corse. Ce navire va donc entrer en concurrence avec celles en DSP de la Méridionale et de Corsica Linea », indiquaient-ils alors. Outre la remise en cause du pavillon français premier registre, ils redoutent une « redistribution des ports » aux termes de la DSP fin 2029.
Pour ne rien arranger, la libéralisation du transport maritime en Algérie a également créé un appel d’air avec deux possibles nouvelles entrantes au croissant de lune et l'étoile sur le marché, Nouris el Bahr et Aures, qui ne cachent pas leurs ambitions.
Pérennité du Premier registre
Une réflexion en profondeur sur la pérennité et l’avenir du transport maritime s’impose, indique la CGT, qui bénéficie du soutien de principe des Sammm (deuxième force syndicale chez Corsica), STC (Syndicat des travailleurs corses) et CFE-CGC. Sachant qu’une quelconque évolution du premier registre sous lequel ils sont embarqués est non négociable pour la CGT marin.
« Les pavillons internationaux comme le Registre international français mettent fin à l’obligation de contrats de travail d’engagement maritime de droit français à bord pour tous les marins embarqués, et à l’interdiction d’avoir recours à des sociétés de manning en lieu et place de l’armateur, pour les remplacer par des équipages pouvant être issus d’extra-communautaires à 75 % et à 25 % des 28 pays de l’Espace économique européen, sur le principe du moins-disant social avec des contrats au voyage ou à l’embarquement, en précarité permanente », écrivent-ils.
Un triste précédent en Transmanche
Ils en ont un triste exemple avec les événements qui ont marqué le transmanche ces dernières années et que le Brexit a exacerbé dans la mesure où le transmanche ne constitue plus une liaison intra-européenne mais est soumise aux règles internationales. La concurrence accrue avec l’arrivée d’un nouvel opérateur sur le détroit (Irish Ferries) a conduit certaines compagnies à revoir les conditions de travail des personnels navigants pour optimiser leurs coûts d'exploitation et casser les prix.
C’est ce contexte qui a notamment permis à l’armateur de ferries P&O employant des marins britanniques à bord de navires battant pavillon européen de licencier brutalement, sans préavis, 800 marins en mars 2022 pour les remplacer par des marins étrangers soumis à un régime social low cost, salaires moindres et absence de protection.
Amorale, la pratique de dumping social reste conforme au droit international et au droit européen. La convention internationale de Montego Bay (qui délimite la liberté de navigation et la souveraineté des États côtiers en créant la Zone économique exclusive, ZEE) permet à un armateur de choisir librement le registre d’enregistrement de ses navires et ainsi d’appliquer un contrat de travail selon les règles de n’importe quel pays. Au sud, un décret du 21 avril 2006 interdit au cabotage national et intra-communautaire sur les lignes à passagers, ainsi que sur les lignes régulières entre la France et les pays du Maghreb (Algérie, Tunisie, Maroc).
Premier registre, first
Dans ses réponses à la dizaine de revendications que le syndicat a fait valoir dans son préavis, la direction des deux compagnies de ferries apporte une réponse à chacun des motifs bien que La Méridionale soit moins bavarde que sa partenaire de DSP.
Reconnaissant les évolutions récentes en Méditerranée, elles réaffirment très clairement leur « attachement viscéral » au principe de DSP tel qu'il est pratiqué actuellement et au pavillon français Premier registre, y compris sur les lignes du Maghreb. La compagnie corse entend y maintenir au moins six navires en ligne à l'année (neuf en pleine saison) et rappelle être à l'origine de la « task force dumping social Méditerranée après avoir adressé un courrier adressé au ministre de la Mer le 4 novembre 2022 ».
Priorité aux escales du pavillon national ?
Sur le programme de navigation de cette année, alors que les syndicats exigeaient le retrait des autorisations d'escale attribuées à GNV, Baleria (et à d’autres à venir) sous pavillon international italien, par le Port de Sète et/ou de Marseille, Corsica Linea rappelle qu’en 2025, elle va tripler son nombre d’escales au départ de Sète à destination de l'Algérie et passer en couverture annuelle (60 contre 20 escales durant la saison estivale l’an dernier).
C’est du moins ce qu’indique un courrier adressé à Olivier Carmes, le DG du port de Sète. Il y est question d’une programmation estivale de 37 rotations de mi-juin à mi-septembre dont trois hebdomadaires, incluant une nuit à quai du vendredi au samedi chaque semaine et « une solution de soutage en cours d’étude ». En contrepartie, la société attend « une priorisation de poste à quai en cas de conflit logistique avec d’autres éventuels opérateurs » et se montre disposée à partager avec La Méridionale si elle devait opérer au départ du port héraultais vers le Maroc. Corsica Linea va même plus loin en plaidant pour que l'amarrage des navires émanant des armateurs français et dont l'offre est favorable à l'emploi maritime national soit prioritaire dans les plannings d'escale des ports français. Un autre dossier sur le bureau des Affaires maritimes...
Stratégiques, les navires de la DSP ?
Il était aussi demandé d’intégrer dans le marbre du décret de la flotte stratégique française « des lignes, navires et personnels navigants et sédentaires sous pavillon Ier registre des compagnies opérant la DSP de la Corse ainsi que des lignes régulières à passagers entre la France et les pays du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie) », fait valoir Frédéric Alpozzo secrétaire général du syndicat CGT des marins de Marseille dans un courrier adressé à la direction en date du 25 décembre.
L’intégration des navires opérant dans la flotte stratégique – navires battant pavillon français permettant d'assurer en temps de crise la sécurité des approvisionnements de toute nature dont cadre réglementaire reste à déterminer –, revient au Secrétariat général de la mer. A priori, les transports opérant dans le cadre d'une délégation de service public pourraient y être éligibles sans que l’on connaisse encore aujourd’hui les conditions, obligations et devoirs. « Ces besoins stratégiques doivent de toute évidence inclure également les lignes régulières internationales à passagers France-Maghreb », soutient Pierre-Antoine Villanova, le DG de Corsica Linea, qui a toujours plaidé en ce sens. Le député Yannick Chevenard, mandaté par Elisabeth Borne pour réaliser un rapport, semblait aussi raisonner par secteur entier de navigation et non par navire et équipages.
Financement du renouvellement de la flotte
Une autre interrogation des syndicats portait sur le renouvellement de la flotte et ses financements, qui passent actuellement par les dispositifs fiscaux (crédit-bail fiscal, suramortissement vert, exonérations) et budgétaires (exonérations de charges). Tous sont cependant subordonnés à la prochaine loi de finances (tout comme l'examen des modalités d'indexation de la compensation prévue au titre de la DSP Corse). Chez Corsica Linea, un investissement de 500 M€ fléché vers sa transition énergétique a été budgété jusqu’en 2030 pour se conformer aux prochaines échéances réglementaires, est-il rappelé.
La Méridionale considère, elle, inenvisageable une éventuelle intervention de la Caisse des dépôts et consignation sous forme de prêt. Une réflexion est en revanche en cours à la CDC pour aider à financer par des prêts aux collectivités locales via leurs subventions d'investissement.
Récupération des sommes indues ?
Quant à la récupération des aides d'État illégales perçues par leur bête noire, Corsica Ferries, entre 2002 et 2022 (quelque 400 M€), et de la mise en œuvre des sanctions à la suite des infractions relevées par l'inspection du travail et les inspecteurs français de l'État du Port, « nous espérons qu’elles pourront permettre d'envisager un niveau de sanctions significatif, en incluant des pénalités administratives exécutoires fortes », indique encore la direction de Corsica Linea, qui n’a jamais compris que Corsica Ferries puisse être considérée comme une entreprise française…
La compagnie semi-italienne, qui dessert la Corse au départ de Toulon n'a, elle, jamais admis les conventions des DSP qu'elle a inlassablement attaquées en justice, y compris celles entrées en vigueur le 1er janvier 2023. Ces dernières années, elle a obtenu à plusieurs reprises gain de cause pour préjudice commercial.
Adeline Descamps
Pas d'accord sur le dos du personnel, assurent les directions générales de Corsica Linea et de la Méridionale
Les deux compagnies reviennent dans un premier temps sur ce qui est sous-entendu par rapport à un accord de coopération (celui du 9 mars 2024) que les syndicats accusent d’avoir été signé « sur le dos des personnels ». Ils exigent le retour à la lettre de celui du 19 juin 2023 qui, en réaction aux « conditions déloyales de la concurrence sous pavillon international avec le Port de Sète », engageait les deux transporteurs à renforcer leurs positions sur l’ensemble des flottes sous pavillon français 1er registre. « Il n'y pas eu d'accord signé le 9 mars 2024, se défend la direction de Corsica Linea mais d’une entente sur un cadre de travail « visant à favoriser la mutualisation de [nos] actions opérationnelles dans la continuité des engagements du 19 juin 2023 », qui reste le « seul accord valable et en vigueur dans l'entreprise », fait-elle valoir. Toute action commune des deux compagnies sera présentée en amont au CSE, s’engagent les deux directions générales des deux compagnies.
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