« Historique ». « Inédit ». « Sans équivalent ». Depuis l’appel lancé le 1er décembre en marge de la COP28 par cinq grands armateurs européens – A.P. Møller - Maersk, CMA CGM, Hapag Lloyd, MSC, Wallenius Wilhelmsen –, les commentaires qualifiant l’initiative renchérissent dans le côté exceptionnel.
Les instigateurs eux-mêmes s’en sont chargés. « Dans une action sans précédent, les principaux acteurs du transport maritime expriment leur conviction commune que la réglementation peut jouer un rôle clé dans l'atténuation du coût de la transition écologique et du risque d'événements météorologiques extrêmes », indiquent-ils dans un communiqué posté depuis Dubaï.
Prononcée à l’occasion d’un sommet international sur le climat, événement à haute intensité médiatique, l’incantation occuperait une place de choix dans le Top 10 des citations de bonnes intentions.
L’appel n’a d'inédit que sa forme (l'engagement conjoint formalisé par un communiqué de presse commun), sa portée (les quatre premiers mondiaux de la ligne régulière et l’un des premiers armateurs rouliers) et le symbole (ils font fi de leur concurrence au nom d'un enjeu supérieur). « Le changement climatique est une préoccupation générale et non une question de concurrence », indique Rodolphe Saadé, PDG du groupe CMA CGM, dans ce post des Émirats arabes unis
Lobbying à l'échelle
Sans cela, l'exercice est devenu coutumier. Les conférences internationales sur le climat (COP) devenues très médiatiques, le secteur profite de la fenêtre de tir qu’offre l'agenda international pour exercer un lobbying à l’échelle afin de formater le cadre réglementaire à ses convenances. En captant l’écoute des dirigeants des grandes économies de la planète sur leurs revendications, les organisations professionnelles espèrent ainsi qu'ils se les approprieront ensuite dans les débats de l’OMI.
Les armateurs, qui composent aujourd’hui le club des Cinq, ont eu ainsi maintes occasions d’inscrire leur nom sur des déclarations communes pour faire valoir les conditions politiques, techniques, économiques et commerciales qui seraient nécessaires pour que le transport maritime ait toutes les chances d’être au rendez-vous du net zéro en 2050.
Manifestation d'un trouble
Cette agitation a même quelques ambassadeurs – Maersk a cette culture de vouloir diriger le débat sur les réglementations du transport maritime –, et n’est en fait que la traduction d’un trouble.
Il n’y a plus qu’une durée de vie de navire qui sépare la date d’aujourd’hui à l’échéance définitive de 2050, date à laquelle le transport maritime devra avoir soldé son contentieux avec l’environnement.
Le chemin vers la décarbonation, fusse-t-il pavé de bonnes intentions, est surtout jalonné d’embûches qui retarderont la transition si elles ne sont pas déjouées. Les décisions d’investissement pour ce secteur à haute intensité capitalistique, compte tenu de ses caractéristiques propres (durée de vie des actifs, amortissements au long cours) et de ses conditions d’exploitation à faibles marges (hors temps exceptionnels), doivent se prendre maintenant, insistent les différentes représentations du secteur.
Or, la révolution technologique démarre à peine avec des carburants dont la disponibilité à l’échelle (hydrogène, l'ammoniac, le méthanol, le méthane et les biocarburants) ne s’envisage pas à court terme. Sachant que la rupture radicale avec les actuels modes de propulsion va nécessiter des sommes considérables qui s’évaluent en trillion de dollars.
Légitimité dans la production d'émissions
Les cinq transporteurs, qui s’estiment aujourd’hui légitimes pour prendre la parole en raison de leur « avant-gardisme » environnemental (arbitrages concernant leur flotte), demandent à être (encore) plus étroitement associés aux décisions de l’autorité de régulation maritime.
« Nous sommes convaincus qu'une collaboration encore plus étroite avec les régulateurs de l'OMI produira les mesures politiques efficaces et concrètes nécessaires pour soutenir l'investissement dans le transport maritime et les secteurs connexes qui permettront à la décarbonation de se produire au rythme requis ».
Les quatre grands de la ligne régulière – numéro un (MSC), deux (Maersk), trois (CMA CGM) et cinq (Hapag-Lloyd) mondiaux – sont en effet autorisés à s’exprimer : ils représentent ensemble 54 % de la flotte mondiale de porte-conteneurs par la capacité et quelque 2 360 navires et autant d’émissions fatales.
Le transport maritime, qui n’avait pas été étrangement abordé par l’Accord de Paris de la COP21, est depuis quelques éditions au menu et servi à toutes les sauces. Représentant 3 % des émissions mondiales (celles-ci estimées à 40,9 milliards de tonnes, GtCO2) pour 80 % des marchandises mondiales transportées, le secteur a une dette envers la planète. Et même s’il présente la plus faible intensité d'émissions en termes d'équivalent CO2/tonne-km, il y a urgence à décarboner au vu de la croissance des échanges mondiaux si bien qu’il pourrait être responsable de 5 à 8 % des émissions mondiales d'ici à 2050.
Quatre « pierres angulaires » dans leurs demandes
Les CEO des dites compagnies, dont certains ont enclenché les investissements (15 Md$ revendiqués par CMA CGM dans le GNL et le méthanol avec une centaine de navires ; Maersk dans une nouvelle flotte et son avitaillement de 24 navires au méthanol), appellent clairement à une date butoir pour interdire la construction de nouveaux navires alimentés uniquement par des énergies fossiles.
Ils attendent également un « calendrier clair » concernant les normes d'intensité des émissions carbone et des conditions réglementaires permettant d'accélérer la transition vers les carburants verts.
« Redevance pour solde vert »
Dans la phase de transition, quand les deux types de carburants cohabitent, le club des Cinq propose un mécanisme de tarification des gaz à effet de serre (GES) qui consisterait à répartir la prime pour les carburants verts sur l'ensemble des combustibles fossiles utilisés. « Avec de faibles volumes initiaux de carburants verts, les effets inflationnistes sont minimisés. Le dispositif doit également comporter une incitation réglementaire croissante à réaliser des réductions d'émissions plus importantes. Au-delà, les recettes générées par le mécanisme devraient être affectées à un fonds de RD&D et à des investissements dans les pays en développement afin d'assurer une transition juste qui ne laisse personne de côté ».
Ils sollicitent par ailleurs une autre approche dans l'appréciation de la conformité réglementaire, privilégiant une logique où la performance d'un groupe de navires serait prise en compte (et non pas celle de navires individuels). Une garantie, selon eux pour que les investissements soient faits en fonction de leur impact sur les émissions carbone.
Enfin, « pour aligner les décisions d'investissement sur les intérêts climatiques et atténuer le risque d'immobilisation d'actifs », il faudrait, selon eux, que la base réglementaire prenne en compte les émissions de GES tout au long du cycle de vie.
Du nouveau ?
Sur une partie de leurs propositions, les armateurs reviennent à la charge sur les fameuses « mesures basées sur le marché ».
Il faut comprendre un cadre juridique qui oriente un comportement par le biais d'incitations financières. Une terrible mécanique de marché à construire pour dissuader les émissions de carbone.
En pratique, cela pourrait prendre la forme d'une fiscalité (taxe carbone par exemple) qui rende coûteux un comportement indésirable (l’utilisation de combustibles fossiles) pour contraindre à une conduite plus souhaitable (le choix de combustibles à faible teneur en carbone ou sans carbone notamment) et ainsi créer un terrain de jeu équitable entre ceux qui carburent au fuel, pas cher et abondant, et ceux qui prennent le risque de se lancer dans des alternatives onéreuses et pas encore sur étagère. Une mesure taillée sur mesure pour Maersk et CMA CGM, qui du fait de leur orientation sur le méthanol, prennent un risque financier certain.
« Le coût total de possession des armateurs [qui comprend l’acquisition, l’exploitation et le personnel de maintenance, NDLR] est jusqu’à deux fois plus élevé avec des carburants alternatifs, indique le Maersk Mc-Kinney Møller Center, centre de recherche initié par Maersk. Avec des prix bas et des chaînes d'approvisionnement déjà établies, les combustibles fossiles sont des concurrents difficiles à battre ».
En plus de ces mesures basées sur le marché, afin de réduire au minimum la charge financière, l'industrie plaide (depuis plusieurs années) en faveur d’un fonds de R&D distinct destiné à accélérer le développement de technologies sans carbone. Sous forme d’une ONG supervisée par les États membres de l'OMI, il serait alimenté par l'industrie à raison d'une contribution obligatoire sur les navires de plus de 5 000 tonnes de jauge brute de 2 $ par tonne de carburant.
Les débats sur ces propositions sont sans cesse repoussés à l’OMI quand elles ne sont pas rejetées. Pas de taxe sur la tonne de fuel, avaient tranché les délégués du Comité de la protection du milieu marin de l'OMI lors du MEPC 78.
Selon le Maersk Center, un prélèvement forfaitaire d'environ 230 $/tCO2-eq d'ici 2025, associé à des mesures réglementaires et politiques, permettrait d'obtenir la réduction nécessaire d'ici 2050 et pénaliserait suffisamment l'utilisation de combustibles fossiles.
Payer plusieurs fois ses émissions
À vrai dire, les armateurs ont longtemps pensé que le principe d'une taxe carbone leur permettrait d'échapper aux systèmes d'échange de quotas d'émission régionaux, comme celui promu par l’Union européenne.
Si l’initiative visait à servir de paratonnerre pour éloigner le spectre de législations régionales qui se superposent avec le risque de payer plusieurs fois pour ses émissions de carbone, c’est peine perdue. À l’évidence, les transporteurs pourront difficilement échapper aux règles par bloc, celles des États-Unis, du Royaume-Uni voire et de la Chine.
Débats tendus en entre-soi
Tous ces débats tendus à l’extérieur sont tenus dans l’hémicycle de l’OMI, où les compromis qui paraissent gravés dans le marbre ne sont jamais définitivement scellés et où les différends qui semblaient avoir été aplanis à une séance reviennent à la surface lors des séquences précédentes.
Le consensus étant roi dans cette instance où cohabitent quelque 175 États membres aux intérêts qui font le grand écart, la moindre anicroche – doute, scepticisme, franche aversion à l’égard d’une soumission –, peut suspendre la décision et renvoyer son examen à un groupe de travail.
L’accouchement des deux premières mesures techniques sur la réduction de l’intensité carbone des navires d’ici 2030 (de 2 % chaque année entre 2023 et 2026) a été douloureux : la première concerne l’indice d'efficacité énergétique des navires existants (EEXI), calculé pour chaque navire et par rapport à un niveau de référence. La seconde introduit un nouvel indicateur appelé CII (Carbon Intensity Indicator) qui déterminera le facteur de réduction annuel nécessaire pour assurer une amélioration continue de l'intensité carbone du navire.
Le delta entre le CII opérationnel réel et le niveau requis permettra de noter les navires suivant une graduation de A à E en fonction de leurs performances réelles : la note A pour un navire en faible intensité carbone et E pour une forte intensité.
Selon l’OMI, ce sont 80 % des émissions de gaz à effet de serre du transport maritime international qui seraient ainsi stigmatisées puisque pour la première fois, l’OMI adopte des mesures contraignantes pour les navires existants et pas uniquement de construction neuve.
En attendant l'OMI
Le dernier MEPC (80e session, en juillet) devait donner une date à la neutralité carbone. Les États membres ont fini par valider le principe du « zéro émission » de gaz à effet de serre générés par les navires à l’horizon 2050, avec une réduction d’au moins 20 % en valeur absolue des émissions en 2030, « en s’efforçant d’atteindre 30 % », et réduction d’au moins 70 % en 2040, « en s’efforçant d’atteindre 80 % ».
Pour que la transition débute le plus vite possible, la part des énergies et carburants zéro émission devra représenter 5 % du total utilisé par le transport maritime international en 2030, « s’efforçant d’atteindre 10 % ».
Rien n’a en revanche vraiment été décidé concernant les mesures (techniques et économiques) pour permettre d’atteindre les objectifs, à savoir une norme sur les combustibles marins réglementant leur intensité carbone et un mécanisme de tarification des émissions carbone, quelle que soit la forme.
Ces points n’ont été évoqués que partiellement. Quand l’OMI décide ne rien décider, elle a pour habitude de renvoyer la question à la création d’un groupe de travail, ce qu’elle a fait. Or, les dirigeants des compagnies maritimes attendent ces mesures pour aligner leurs décisions d'investissement.
Les débats sur le montant et la destination de la taxe carbone promettent d'être animés. Les États membres représentant à l’OMI les pays émergents et en voie de développement, qui subissent les effets climatiques que les pays développés ont engendrés, demandent à être destinataires d'une partie.
De son côté, l’OMI assume le fait qu’il faudra encore deux à trois ans pour élaborer les mesures et politiques spécifiques. Ces questions animeront pas moins de cinq MEPC jusqu’à un comité extraordinaire prévu à l’automne 2025 qui doit valider le panier de mesures et la stratégie de décarbonation... On comprend dans ces conditions que le secteur se saisisse des grands rendez-vous internationaux pour faire du bruit.
Adeline Descamps
Les émissions de gaz à effet de serre ont diminué de 12 % au cours des sept premiers mois de l'année
Les émissions moyennes des porte-conteneurs ont diminué de 12 %, par kg/tonne, au cours des sept premiers mois de l'année, selon le système de surveillance des émissions de gaz à effet de serre de la société VesselBot, basée à Athènes.
Les VLCS (very large container ships), ULCS (ultra large container ships) et post-panamax II ont enregistré des réductions plus importantes que le reste de la flotte, soit plus de 20 % par rapport à 2022. L'an dernier, considérées sur la même période, les émissions totales avaient augmenté de 17 % au cours.
Cette année, c'est le trafic entre l'Europe du Nord et le Moyen-Orient qui a enregistré la plus forte baisse (- 75 % des émissions) tandis que le trafic entre la Méditerranée et le sous-continent indien est en forte augmentation.
A.D.
Lire aussi
Des corridors verts pour quelle faisabilité ?