Les compagnies maritimes ont-elles soustrait des capacités à des chargeurs sous contrats pour les revendre sur le spot très lucratif ? Ont-elles facturé abusivement des frais de stationnement des conteneurs alors qu’elles étaient informées de l’impossibilité technique de les récupérer en raison des restrictions sanitaires ?
Outre-Atlantique, le temps des instructions post-Covid est advenu. Ou du moins, celui des jugements a posteriori de ce chapitre historique « extra-ordinaire ».
Toutes les conditions s’y prêtent. Depuis la promulgation en juin 2022 de la nouvelle législation américaine sur le transport maritime, la Federal Maritime Commission (FMC), l’autorité fédérale de réglementation du transport maritime, doit faire face à un afflux de plaintes de chargeurs contre les transporteurs pour des faits qui se sont déroulés en 2020 et 2021. Avec 394 plaintes enregistrées à fin septembre, les contestations pour abus notifiées auprès de la FMC avaient déjà plus que triplé en quatorze mois.
L’Ocean Shipping Reform Act le permet. La loi a revu les procédures à la faveur des chargeurs, qui peuvent requérir plus facilement contre les armateurs. Aussi, la FMC, dont le budget a été doublé et les pouvoirs accrus, peut dorénavant agir juridiquement contre les pratiques commerciales jugées déloyales (y compris d’ailleurs contre les accords entre les transporteurs maritimes réunies en alliances).
Situation chaotique
Sur le marché transpacifique, là où s’est concentrée une très forte demande, les relations entre chargeurs américains et transporteurs se sont fortement tendues durant la pandémie.
La situation dans les ports américains a été particulièrement chaotique durant l'ère covidienne. Les navires ne pouvaient plus décharger tellement les terminaux étaient saturés de conteneurs. Les transporteurs routiers étaient, eux-mêmes, dans l’impossibilité physique de charger en raison d'une pénurie de personnels et de remorques utilisées pour tirer les boîtes (elles-mêmes occupées par des conteneurs vides non récupérés). Les entrepôts situés près des ports et dans les centres logistiques voisins manquaient aussi de personnels et de place pour accueillir davantage de livraisons.
Les perturbations en mer (attrition des capacités, pénurie de conteneurs, retards, suppression d’escales…), la congestion des ports et la saturation des quais par des conteneurs vides ont été à la source de nombreux frictions, notamment pour les frais de détention et de surestaries facturés et les discriminations dont les chargeurs estiment avoir été l'objet pour des raisons lucratives.
Sur le seul mois de septembre, la FMC avait mené à bien 43 enquêtes sur des réclamations concernant des frais de surestaries et résolu 36 cas. Elle a indiqué par ailleurs que 101 cas avaient été résolus à l'amiable et donné lieu à des remboursements en totalité.
Non-respect du contrat commercial
De son côté, tout en s’efforçant de résoudre ses problèmes avec ses créanciers, le détaillant américain Bed Bath & Beyond en faillite poursuit sa bataille.
L’entreprise a été contrainte de se placer sous la protection de la loi sur les faillites en avril. Elle accumulait les difficultés depuis 2018 – ce que la partie avderse ne manquera pas d’exploiter –, mais elle estime que le comportement commercial des compagnies maritimes est responsable de sa perte.
La chaîne a porté plainte devant la FMC et a assigné, dans un premier temps, la filiale du groupe Cosco, OOCL, ainsi que la compagne taïwanaise Yang Ming, exigeant une compensation pour ce qu’elle estime être un non-respect du contrat commercial et une facturation abusive des frais de demurrage et de détention (D&D).
Des volumes concentrés sur le spot lucratif
Reprenant une idée couramment admise chez les grossistes et distributeurs américains, dont les volumes constituent une grande partie des volumes transportés entre l’Asie et les États-Unis, Bed Bath & Beyond soutient que les compagnies ont « alloué des capacités à d'autres chargeurs » sur le marché spot où les taux étaient parfois deux à trois plus élevés que sur le contractuel pour « maximiser leurs profits », à son détriment.
Pour OOCL, les faits remontent à des contrats signés durant deux périodes, du 1er juillet 2020 au 30 juin 2021 et du 1er mai 2021 au 30 avril. La compagnie, basée à Hong Kong, n'aurait fourni que 53 % de l'espace contractuel prévu par le contrat.
L'enseigne estime avoir ainsi été contrainte de pallier les défaillances en se fournissant sur le spot à prix très élevés ou à payer des primes dispendieuses pour « avoir une chance raisonnable de voir son fret transporté ». Elle indique par ailleurs avoir été imposée par des surcharges de haute saison (PSS).
Défaut de services
Le distributeur de DPH (droguerie, parfumerie, hygiène) estime son préjudice, sur les deux années, à un peu plus de 30 M$, dont 15 M$ de coûts en sus des taux contractuels et près de 12 M$ sur le marché au comptant pour couvrir les insuffisances de capacités.
L’entreprise indique par ailleurs avoir réglé des surcharges de haute saison (PSS) d'un montant de 13 M$ sur les deux ans et près de 7 M€ en frais de surestaries et de D&D.
Yang Ming s’est vu reproché des faits similaires mais l'enseigne estime la compensation à 8 M$.
300 M$ contre MSC
Dans une plainte déposée fin novembre, la société en faillite (DK-Butterfly), qui s'efforce toujours de résoudre ses problèmes avec ses créanciers, requiert cette fois plus de 300 M$ contre MSC. Pour les mêmes motifs que ceux opposés à OOCL et Yang Ming : augmentation des coûts de transport et des frais d'immobilisation de conteneurs en 2020 et 2021 et le manque à gagner qui en a découlé.
Dans cette plainte, il est notamment indiqué que le transporteur genevois « a profité de l'inflation des prix dans le secteur du transport maritime par conteneurs et a exploité ses clients de manière déloyale ».
Dans le contrat, il avait été convenu un volume de 4 240 unités de conteneurs de quarante pieds équivalents (FEU) soit une allocation mensuelle moyenne de 353 FEU. MSC n'aurait attribué que 2 553 FEU.
1 686 boîtes en défaut
Pour Bed Bath & Beyond, selon ses calculs, le manque à gagner s'élève à près de 7,3 M$.
Comme pour OOCL et Yang Ming, le distributeur estime avoir été acculée à payer des primes et des suppléments pour embarquer sa marchandise ainsi que des frais de D&D. Il estime le surcoût versé au cours de la période contractuelle à plus de 5,5 M$ en 2021 et de 9 M$ supplémentaires en 2022 ainsi que 13 M$ de surestaries et près de 10 M$ de détention.
Quant au manque à gagner engendré par les retards de livraison, il s'élèverait à 133 M$ dans la mesure où 1 686 boîtes ont manqué, les requérants évaluant la valeur marchande de chaque conteneur à 66 924 $.
Accumulation de plaintes
MSC n’en est pas à la première accusation. Ouvert à l’été 2021, un différend commercial l’oppose à MCS industries, un importateur américain de meubles, qui pointe également les surcoûts générés par le refus du service qui l’a contraint à opter pour un contrat de long terme au prix fort. Mais là où Cosco a réglé à l’amiable cette affaire, MSC ne veut pas reconnaître les faits, arguant des circonstances exceptionnelles.
Un cas d'école
Bed Bath & Beyond est un cas d’école. Au début de l'année 2020, l'entreprise exploitait près de 1 000 magasins en propre et 1 500 en détail. En 2022, elle n'en avait plus que 360 à marque et 120 d'autres chaînes.
Dans sa déclaration au titre du chapitre 11, le responsable de la restructuration cite l’impact négatif des fermetures de boutiques mais aussi le changement de la stratégie de distribution (passage de grandes marques aux MDD) qui supposait un approvisionnement au cordeau.
Or, les perturbations du transport maritime ont retardé l'arrivée des nouveaux produits et l’entreprise s’est retrouvée avec des stocks défaillants à la période cruciale des fêtes de fin d'année 2021.
Le manque à gagner dans les ventes, faute de stocks, est estimé à 175 M$ pour les deux derniers trimestres de 2021.
Effet d'engrenage. En 2022, ses difficultés se sont ensuite exacerbées car l'entreprise « ne disposait plus de la flexibilité financière nécessaire pour reconstituer ses stocks en raison de la détérioration des liquidités et du resserrement du crédit fournisseur », peut-on lire dans le dossier.
En fin d'année dernière, sa dette s'élevait à 5,2 Md$.
Gain de cause pour HMM
Tous les transporteurs ne sont pas logés à la même enseigne. Dans une conclusion récemment publiée pour une affaire mettant en cause HMM, dont la plainte avait été déposée en juin 2022, la FMC estime que la compagnie sud-coréenne a fait en sorte de « trouver des solutions » tout en affirmant que « le chargeur cherchait à tirer un avantage financier substantiel de la situation ».
La plainte visant également Yang Ming ayant été dissociée, un accord à l’amiable a dû être trouvé avec le transporteur taïwanais.
Le plaignant, MSRF, un fabricant et importateur de produits d’épicerie fine, basé dans l'Illinois, estime avoir été amputé d'une partie des volumes prévus par son contrat et contraint de se fournir sur le marché au comptant à des prix nettement plus élevés. Il estime son préjudice à 1 M$.
Dans une décision de 32 pages, la juge administrative Linda Harris Crovella a conclu que HMM n’avait non seulement pas manqué à ses engagements mais avait transporté près du double des quantités minimales promises en prolongeant la durée du contrat. De toutes les plaintes reçues et traitées, il s’agit de la première décision reconnaissant les actions du transporteur en faveur du chargeur.
Adeline Descamps
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