Avec ou sans intention de publier juste avant la tenue du Sommet sur le nouveau pacte financier mondial, toujours est-il que la Banque mondiale a sorti en amont ses préconisations sur le (bon) usage des revenus carbone issus de la taxation du transport maritime et les conditions pour que les recettes, qu'elles soient issues d’une taxe carbone ou d’un système de quotas, contribuent efficacement à « une transition énergétique juste et équitable ».
Entendre : allouer une part en priorité aux pays en développement, catégorisés en acronymes, les PEID (petits États insulaires en développement), PMA (pays les moins avancés) et autres PDSL (des pays en développement sans littoral).
La Banque mondiale (BM) faisait partie des institutions financières internationales qu’Emmanuel Macron a réunies les 22 et 23 juin au Palais Brongniart avec plus de 300 chefs d’États, ONG, et entreprises. Finalité : établir une architecture financière qui permette de trouver le millier de milliards (selon les experts de la COP27) que va coûter la réalisation des 17 objectifs de développement durable adoptés en 2015 par les Nations unies.
Dans la liste figure entre autres la réduction des émissions de gaz à effet de serre durant ce siècle afin de contenir le réchauffement climatique sachant qu’il s’agit de combler la fracture entre des États du sud qui récoltent en catastrophes naturelles XXL ce que les États industrialisés du nord ont semé ces 200 dernières années.
Lire aussi : La France reprend l'initiative sur la taxation climatique du transport maritime
Qu’est-ce qui est sorti du sommet pour le pacte financier ?
À l’issue de l’événement, le pacte financier est resté à l’état du projet d’intention louable. La refonte du système financier international attendra encore un peu.
Et tandis que la communication de l’Élysée avait préparé les esprits en amont en indiquant que le chef de l’État-hôte proposerait une taxe internationale sur le transport maritime, les compagnies, qui bénéficient d'un statut d'exonération fiscale, disposent d'un nouveau sursis.
La démarche avait peu de chance d’aboutir quoi qu’il en soit. Mais à défaut, le sommet aurait pu fixer un calendrier pour son introduction. Rien de cela. Toutefois, une vingtaine de pays et organisations régionales ont apporté leur soutien à l'idée, a déclaré la présidence française à l'issue du sommet. Si l'objectif recherché était la mise sous pression du MEPC 80, Emmanuel Macron a réalisé un droit au but.
Dans ce camp des 23, on retrouve en réalité la ligne de démarcation observée avec l'OMI : le Danemark, la Norvège, Chypre, l'Espagne, la Slovénie, Monaco, la Géorgie, Vanuatu, la Corée du Sud, la Grèce, le Vietnam, la Lituanie, la Barbade, les Îles Marshall, les Îles Salomon, l'Irlande, Maurice, le Kenya, les Pays-Bas, le Portugal, la Nouvelle-Zélande et la Commission européenne.
Lire aussi : MEPC 80 (OMI) : le transport maritime attendu sur son niveau d'ambition climatique
Que visait la Banque mondiale : le sommet mondial ou la 80e session du Comité de protection du milieu marin (MEPC) ?
Il est difficile de savoir si la BM cherchait à interpeller le parterre du sommet mondial ou influencer les délégués de la 80e session du Comité de protection du milieu marin (MEPC), qui doit se tenir début juillet au siège de l’OMI à Londres. Là, la « stratégie initiale en matière de réduction de gaz à effet de serre » (GES) adoptée en 2018 par les États membres de l'Organisation maritime internationale doit être révisée en vue d’un durcissement.
En 2021, les parties prenantes (175 États membres, trois membres associés, 66 organisations intergouvernementales dotées du statut d'observateur et 88 ONG avec voix consultative) ont reconnu la nécessité de renforcer le niveau d'ambition, qui assigne actuellement au secteur de réduire d'au moins 50 % les GES d'ici à 2050 par rapport aux niveaux de 2008. En juillet, la revoyure doit être adoptée si l'hémicycle parvient à surmonter ses lignes de fracture.
Quel est l’objet de cette énième étude de la BM sur le sujet ?
Le rapport de l'institution financière, qui tient en une cinquantaine de pages (sans les annexes), passe en revue les principales options d'utilisation des revenus du carbone, analyse si le fait de les réserver exclusivement au seul secteur du shipping est « susceptible de maximiser les résultats en matière de climat et de soutenir une transition équitable », fournit des exemples de domaines d'investissement possibles, examine les potentiels bénéficiaires et les priorités dans les allocations.
La Banque mondiale est dans son rôle d’assistance technique et financière aux pays en développement et de bailleurs de fonds ( elle finance les projets sectoriels des pays en voie de développement, grâce à des prêts d'une durée de 15 à 20 ans).
L’urgence est climatique mais pas que… Aujourd’hui, deux fois plus de pays africains qu’en 2015 consacrent 10 % de leur PIB à uniquement rembourser leur dette alors que face au changement climatique qui les affecte tous, il va leur falloir dépenser entre 3 et 9 % de PIB supplémentaire pour affronter les catastrophes naturelles et pallier le financement de la transition énergétique, indique la Fondation Gates.
Le rapport, qui se concentre sur les mesures fondées sur le marché (les taxes sur les combustibles fossiles ne sont pas abordées), n'échappe pas à quelques Lapalissade : « allouer une part des revenus carbone en priorité aux pays en voie de développement et aux petits États insulaires pourrait contribuer à une transition énergétique efficace et équitable du secteur » ; « permettre à tous les pays d'accéder aux revenus du carbone pourrait contribuer à garantir la disponibilité de combustibles de soute sans carbone dans le monde entier. »
Mais les préconisations un peu faciles à l’emploi auront été verbalisées, démontrées par des études et authentifiées par une institution internationale.
Lire aussi : Union européenne : acte final pour la réforme du carbone
Le rapport est-il en phase avec ce qui se décide actuellement dans les instances de l’OMI ?
La tarification du carbone dans le transport maritime international n’est pas un sujet nouveau. La manière, dont les revenus du carbone pourraient être utilisés, gérés et gouvernés, occupe depuis un certain temps une partie des débats du MEPC et des groupes de travail intersessions sur la réduction des émissions de GES des navires (ISWG-GHG) qui se réunissent en amont de chaque Comité.
Les débats à ce propos s'arc-boutent actuellement sur l'environnement politique requis pour rendre les combustibles de soute et les technologies sans carbone disponibles et compétitifs par rapport aux énergies basées sur le pétrole.
Dans le jargon de l’OMI, il s’agit des mesures dites de moyen terme (d’ici 2030). Parmi celles qui tiennent actuellement la corde (notamment soutenues par les organisations professionnelles) figure la proposition d’une mesure de marché génératrice de recettes, qui pourrait prendre la forme d'une taxe sur le carbone ou d'un système d'échange de droits d'émission où les quotas sont vendus (et non alloués gratuitement) comme celui qui a été acté par les institutions européennes.
Lire aussi : MEPC 80 : pourquoi le Zéro émission n’est pas acquis
Que pourrait rapporter une taxe carbone ?
La BM reprend des modélisations économiques issues de plusieurs travaux. Il est convenu dans le secteur qu'une tarification du carbone pourrait rapporter entre 1 000 et 3 700 Md$ d'ici à 2050. C’est ce que soutient notamment le Maersk Mc-Kinney Møller Center for Zero Carbon Shipping, centre de ressources créé par Maersk avec de grandes entreprises pour accélérer la mise sur le marché de technologies décarbonées ou bas carbone. Cela correspondrait à une moyenne annuelle de 40 à 60 Md$ entre 2025 et 2050.
Pour dédommager les premiers (first movers) à se lancer dans la transition, l’association propose l'introduction progressive d'une taxe suivant le rythme du passage de la flotte à des carburants alternatifs, plus chers et à plus faible teneur en carbone.
Il fixe cette taxe entre 50 et 150 $ tout en suggérant un montant plus élevé afin de disposer d'une réserve de fonds qui permettrait d’accompagner les pays en développement dans la transition énergétique et de financer la R&D sur les combustibles verts, les infrastructures d’avitaillement et le renouvellement de la flotte.
Quelles sont les options retenues par la BM pour leur utilisation ?
Une analyse précédente de la Banque mondiale avait distingué sept options potentielles d'utilisation des revenus du carbone*. L’institution financière n’en retient ici que trois pour être dans les clous de la stratégie initiale de l'OMI : décarboner le transport maritime ; renforcer les infrastructures ; soutenir des objectifs climatiques plus larges.
La BM est généreuse dans sa redistribution des fonds, estiment qu'ils doivent bénéficier aux navires (moteurs sans carbone ou technologies d'efficacité énergétique), aux investissements à terre (production et distribution de combustibles de soute sans carbone), voire à la R&D (dans des technologies sans carbone).
Pour renforcer les infrastructures, le bailleur mondial priorise la résistance des ports à l'élévation du niveau de la mer, la formation des marins à l'utilisation de carburants et de technologies sans carbone, mais encore la numérisation et l’amélioration de la desserte de l'hinterland.
Sous l'intitulé « appui d'objectifs climatiques plus larges », il s’agit de toutes les mesures qui permettraient de renforcer la capacité des pays à s'adapter au changement climatique (inondations, érosion côtière, production d'énergie renouvelable à des fins autres que le transport maritime ou encore développement des puits de carbone tels que les forêts et les zones humides).
Quelles sont les principales conclusions du rapport ?
Le rapport considère que l’affectation « stratégique » d’une part importante des revenus du carbone au transport maritime est nécessaire pour couvrir une partie des investissements et contribuer à mobiliser des ressources financières du type PPP (partenariat public-privé).
« La combinaison d'un prix du carbone pour les combustibles de soute fossiles et d'un soutien financier public pour les alternatives sans carbone peut contribuer à lever certains des obstacles et des défaillances du marché qui entravent la transition énergétique. Cela permettrait de résoudre le dilemme de la poule et de l'œuf : les propriétaires de navires attendent que l'infrastructure soit en place pour investir dans des carburants sans carbone, et les ports ne veulent investir dans une telle infrastructure que lorsque la demande est avérée. Le financement du secteur public permet réduire les risques pour les premiers arrivés. »
L’allocation des recettes permettrait aussi, selon les auteurs de l'étude, de déclencher « des points de basculement » dans la production, la distribution et le déploiement du soutage.
Pourquoi les pays en voie de développement vont difficilement accéder au financement climatique de leur flotte ?
Plus vulnérables au changement climatique, les pays en développement n’auront que des possibilités limitées, voire inexistantes, d'investissement à grande échelle dans la modernisation et le renouvellement de leur flotte, explique la Banque mondiale.
Pour une question d'arithmétique : le pavillon de ces pays représente 41 % de la flotte marchande mondiale de navires de 100 GT (tonnes brutes) et 10 % de la flotte marchande mondiale en termes de propriété de navires de 1 000 GT alors que 78,5 % des navires de 1 000 GT et plus sont enregistés dans les pays développés.
« Leur réserver une part des revenus du carbone contribuera à combler le déficit entre les flux de financement du climat et leurs besoins en la matière », les affranchissant ainsi de la concurrence avec des pays « qui rencontrent moins d'obstacles pour accéder au financement climatique ou qui sont moins vulnérables au changement climatique ».
Quelle gouvernance pour gérer la distribution de ces fonds ?
Le rapport défend une « gestion active » des revenus du carbone, les projets et les programmes financés étant sélectionnés par le biais d'un processus d'appel d'offres concurrentiel. Dans ce cadre, les propositions seraient (assez classiquement dans le domaine du financement climatique) évaluées en fonction des politiques et des critères du fonds.
Le cadre proposé, qui se compose de trois guichets de financement et de trois leviers – les bénéficiaires, l'utilisation et les conditions de financement –, déterminerait quels pays peuvent accéder à quel guichet de financement, pour quelle utilisation et à quelles conditions de financement.
La Banque, dont l’organe de décision est composé de ministres des Finances, considère les gouvernements comme les gestionnaires les plus appropriés pour ces fonds.
Adeline Descamps
* décarboner le transport maritime ; renforcer les infrastructures et les capacités de transport maritime ; soutenir des objectifs climatiques plus larges ; atteindre des objectifs de développement plus larges ; financer un budget fiscal général ; couvrir les coûts administratifs et d'exécution de la mesure fondée sur le marché
Lire aussi
ITF/OCDE : la tarification du carbone est-elle applicable au transport maritime ?
Europe : un accord ambitieux sur la décarbonation du transport maritime qui oblige l’OMI
Comment la filière maritime et portuaire française compte se décarboner
Union européenne : acte final pour la réforme du carbone
Le projet de règlement de Bruxelles sur les technologies vertes fait réagir les armateurs européens