Comment avez-vous procédé méthodologiquement pour établir cette première photographie sur les impacts du contournement des porte-conteneurs par le cap de Bonne-Espérance pour les ports et les marchés africains ?
Ronan Kerbiriou : À l’aide du système d'identification automatique (AIS), nous avons recomposé sur une période donnée – deux mois avant et après la première attaque des Houthis le 19 novembre 2023 –, l’ensemble des escales portuaires de tous les porte-conteneurs qui circulent entre l’Asie et l’Europe. Notre analyse s’est concentrée sur les escales des porte-conteneurs d’une capacité supérieure à 12 000 EVP. Ces données unitaires peuvent ensuite se décliner en capacités conteneurisées totales par ports et par escales, selon la taille du navire et l’armateur.
Cette première photographie qui renseigne sur les premiers impacts permet d’établir une base de comparaison qui pourra être intéressante en fonction de la façon dont l’histoire va ensuite se dérouler.
Ronan Kerbiriou, ingénieur d'études à l'Université du Havre et doctorant au CNAM-Paris
Qu’observe-t-on ?
Ronan Kerbiriou : Le détournement des flottes de la mer Rouge et du canal de Suez n’a pas d’effets probants à ce stade sur les activités et volumes portuaires africains, y compris pour les grands hubs déjà fréquentés par les compagnies de ligne.
Que ce soit Lomé (Togo), Pointe-Noire (République démocratique du Congo) ou même Abidjan (Côte d’Ivoire), Durban (Afrique du Sud) et Dar-es-Salaam (Tazanie), aucun n’a enregistré de volumes supplémentaires. En réalité, aucun service Asie-Med-Europe utilise ces ports pour réorganiser des flux en provenance ou à destination des marchés africains.
En revanche, Port-Louis (Ile Maurice) dans l’Océan Indien et Walvis-Bay (Namibie), qui dispose d’un terminal en eaux profondes entre les ports sud-africains et Pointe-Noire [infrastructure mise en service en 2019 après agrandissement du port sur une surface de 40 ha récupérés sur la mer, capacité portée de 355 000 à 750 000 EVP, NDLR] ont enregistré des escales supplémentaires de grandes unités.
Port-Louis a reçu neuf porte-conteneurs contre deux, les deux mois précédent la crise. Walvis-Bay en a accueilli sept alors qu’il n’était pas desservi avant le 20 novembre. En capacité totale, 137 017 EVP ont été traités par l’établissement mauricien, dont deux unités supérieures à 18 000 EVP et deux entre 15 et 18 000 EVP. Six des neuf navires et toutes les grandes unités sont exploités par MSC, qui est aussi le leader sur la desserte de l’Afrique.
Yann Alix, secrétaire général de la fondation Sefacil
Est-ce que l’on peut en déduire pour autant que MSC va se servir plus que ses concurrents de ses points forts stratégiques en Afrique ?
Yann Alix : L’armateur a fait de Maurice l’un de ses hubs stratégiques et consolide ainsi des volumes tout en orchestrant une réorganisation des rotations depuis le Mauritius Container Terminal (photo)..
Pour Walvis-Bay, il est à noter que sur les sept unités traitées, trois ont des capacités supérieures à 18 000 EVP, toutes sous contrôle de la compagnie danoise Maersk, et tous dans le sens Asie vers la Méditerranée et l’Europe. Le port namibien se trouve à mi-parcours entre l’Europe et l’Asie.
Maersk a indiqué que « dans la mesure du possible » le soutage s’effectuerait à leur point d'origine ou de destination et que les escales à Walvis Bay ou à Port Louis seront réalisées que par nécessité, par exemple « si un ravitaillement en route s'avérait nécessaire ».
La question d’un soutage intermédiaire ne peut être évacuée mais nous n’avons pas à ce stade d’élément tangible pour étayer cet aspect opérationnel qui relève du choix de l’armateur.
Qu’est ce qui peut justifier le fait que Port Louis et Walvis se distinguent finalement du lot des ports africains qui servent actuellement de hubs aux grandes compagnies de ligne ?
Yann Alix : La géographie ! De ce point de vue, les deux ports sont très peu éloignés des routes les plus courtes empruntées par les porte-conteneurs à la différence de ports « de fond de golfe » comme Téma (Ghana), Lomé (Togo) ou Lagos (Nigeria) qui exigeraient des détours.
Téma et Lomé sont desservis depuis l’Asie dans le cadre de services directs. Aussi, détourner des navires de très grande taille sur ces deux entités n’a que peu d’intérêt dans la mesure où les volumes Asie-Afrique sont déjà traités de manière totalement intégrée dans des rotations qui ne sont pas « détournées » de Suez.
Autre élément : la disponibilité d’espaces sur les terminaux et de fenêtres pour ajouter des escales à la différence de terminaux très achalandés comme Pointe-Noire ou Durban.
Port Louis et Walvis ont aussi en leur faveur la capacité à accueillir de très grandes unités sans contraintes nautiques majeures ni limitations dans la gestion des bords à quai à la différence des interfaces portuaires de Mozambique ou du Sénégal.
Que dire de l’autre acteur dominant dans la desserte des marchés africains, CMA CGM, qui semble avoir fait d’autres choix ?
Yann Alix : Il est somme toute intéressant de constater que les choix armatoriaux du plus grand nombre dans le conteneur ne soient pas suivis par CMA CGM [cet entretien a été réalisé avant la décision de CMA CGM de ce 1er février, NDLR]. Quoi qu’il en soit, sorti du conteste actuel, il faut noter que CMA CGM a ouvert une escale directe à Lekki au Nigéria pour un service Asie-Afrique qui vient concurrencer celui de MSC avec des temps de transit identiques…
Qu’est-ce que les universitaires que vous êtes retirent de cette observation ?
Ronan Kerbiriou : Les ports africains ne tirent pas profit du passage des porte-conteneurs devant leurs infrastructures. Les flux manufacturés en provenance d’Asie, qui empruntent normalement Suez pour « redescendre » sur les marchés africains, subissent donc des temps de transit très dégradés puisqu’ils font le tour du continent pour « éclater » la plupart du temps sur les ports du détroit de Gibraltar [Algésiras, Tanger Med, NDLR] avant d'être acheminés ensuite en Afrique de l’Ouest et du Centre.
Yann Alix : Tanger Med et Algésiras constituent un espace portuaire essentiel et stratégique dans la gestion des flux en provenance et à destination des marchés africains.
Le port marocain, leader en Méditerranée, renforce encore son positionnement stratégique comme hub pour les ports méditerranéens. Dans ce cas, les porte-conteneurs, après avoir escalé à Tanger Med, partent directement vers l'Europe du Nord pour ne pas perdre plus de temps qu'imposerait un détour par les ports de cet espace maritime. Feedérisés, les ports de la Méditerranée perdent en connectivité maritime.
Tanger Med n’ayant quasiment pas perdu d’escales (- 9 %), des navires continuent de s’y arrêter après avoir parcouru des milliers de milles nautiques supplémentaires.
Cela contraste avec les pertes d’escales des grands ports méditerranéens : - 33 % au Pirée, - 51 % à Port-Saïd et – 64 % à Ashod (Israël) et même - 72 % à Mersin (Turquie). Les principaux hubs méditerranéens ont connu une forte diminution des capacités offertes en escales : - 33 % pour le Pirée, - 31 % pour Gioia Tauro ou encore – 17 % pour Malte.
Dans nos analyses, on peut dissocier clairement les escales et les capacités totales déployées par escale…
Ronan Kerbiriou : Seuls les ports espagnols de Valence et de Barcelone, géographiquement proches du détroit de Gibraltar, se maintiennent. Les porte-conteneurs semblent accélérer pour compenser le temps de parcours supplémentaire. Un détournement par les ports méditerranéens irait à l’encontre de ce besoin de rattrapage.
Pourquoi dites-vous que cette crise géopolitique majeure pourrait offrir des perspectives si elle perdurait ?
Yann Alix : Des navires de plus de 15 000 EVP propulsés avec des carburants bas carbone touchent dorénavant des ports du golfe de Guinée (et bientôt Pointe-Noire) et des navires (CMA CGM), tout aussi grands, testent de nouvelles infrastructures comme à Lekki.
La situation peut accélérer une tendance qui s'amorce et qui reconsidère le rôle des ports de l’Ouest et du centre de l’Afrique dans les circulations entre l’Asie et l’Europe avec un possible basculement d'une partie des escales depuis les ports de Tanger Med et de Gibraltar vers les terminaux spécialisés les plus efficients et fiables comme LCT à Lomé par exemple.
Il faut replacer cette perspective dans un contexte actuel d’augmentation lente mais continue des frets import/export sur les marchés subsahariens ces dernières années.
Avec des volumétries en croissance et une amélioration continue de la connectivité maritime, quelques ports africains pourraient émerger en tant que pivots d’un nouveau possible concept : une sorte de hub inversé. Des flux massifiés Asie/Méditerranée/Europe pourraient continuer de contourner Suez et utiliser Tanger Med pour éclater en entrée/sortie de la Méditerranée, évitant ainsi aux plus grands porte-conteneurs le passage onéreux du canal de Suez et de la route intra-Med.
Par ailleurs, dans la logique industrielle et manufacturière de nearshoring, certaines sociétés européennes ont déjà recours au port marocain et à ses zones industrielles pour relocaliser des productions de proximité. À suivre donc...
Propos recueillis par Adeline Descamps