« Non à la transition écologique punitive. Non, la décarbonation, la transition énergétique et la transition des trafics ne peuvent pas se traduire par de la casse sociale ». Cela fait plusieurs mois que les dockers et les portuaires du Golfe de Fos alertent sur le prix à payer en vertu de la décarbonation des activités industrielles et portuaires. « Des choix politiques » ont condamné des trafics structurants qui mettront du temps à être compensés par des flux moins fossiles, font-ils valoir.
Les bassins Ouest du port de Marseille Fos seront à l’arrêt 24 heures le mardi 17 septembre pour manifester leur détermination à obtenir gain de cause sur des revendications qu'ils estiment légitimes, indique leur représentation professionnelle (CGT des ouvriers dockers et des personnels de la manutention portuaire du Golfe de Fos). Un rassemblement est prévu ce jour-là devant la préfecture de Marseille.
Le mouvement n'a rien d'opportuniste en cette rentrée sociale qui promet d'être bien chargée. Abandon du charbon à la centrale de Gardanne de GazelEnergie, où la biomasse est erratique, subordonné à un contrat avec l’État qui achoppe sur le prix de l’électricité et la durée du contrat, et pas de nature à pallier les 700 000 t du combustible condamné. Cessation de l’import de bauxite par l’industriel Alteo auquel l’alumine tarde à se substituer et pas dans les mêmes volumes (entre 400 000 et 500 000 t). Baisse de régime chez ArcelorMittal qui va fonctionner avec un seul de ses deux haut-fourneaux pour un certain temps pour ne pas dire un temps certain. Placement sous procédure de sauvegarde de Carfos Sea-Invest, l’exploitant du terminal minéralier, que les portuaires redoutent de voir liquider… Les vracs solides ont trinqué ces dernières années sur le port de Marseille.
Invisibilisés par le segment-majuscule des ports (le conteneur), incarnés par des produits qui fleurent trop mauvais l’industrie du passé, efficaces mais polluants (alumine, ciment, sable, minerai de fer, charbon, houille…), les battements cardiaques des vracs solides à Marseille sont rythmés par les convulsions de la sidérurgie et d’ArcelorMittal, client poids-lourd du port avec ses deux hauts-fourneaux d'une capacité de production de 2 Mt de fonte par an, dont les besoins en matières premières représentent 60 à 65 % du trafic global des vracs solides. Les quatres dernières années ont été éprouvantes pour les trafics connectés aux matières premières.
Des années difficiles
En 2020, année d’une épidémie planétaire qui va mettre le monde sous cloche, le port phocéen s’affichait déjà en retrait de 22 % par rapport à 2019, atterrissant à 9,9 Mt sur un volume global traité de 69 Mt. En cause, les trafics sidérurgiques à la peine, la demande en acier en berne, l’activité des terminaux de Carfos en baisse, le redressement judiciaire d’Alteo…
En 2021, le segment se redresse à 12 Mt (sur un volume global de 75 Mt), bénéficiant de la reprise des activités industrielles (effet rattrapage) affectées par
les différentes pénuries durant la période Covid. Mais les trafics sidérurgiques sont toujours en retrait de 6 % par rapport à 2019 et les autres vracs (terminaux minéralier, Caronte, bassin Est) de 10 %. La fin du trafic de bauxite, qui alimentait l’usine Alteo de Gardanne, pèse sur la filière.
En 2022, dans un contexte d’inflation des prix de l’énergie et du coût des matières premières, la filière se maintient à 11,4 Mt mais les volumes sont toujours tirés vers le bas par la perte de 8 Mt d’import de matières premières d’ArcelorMittal.
En 2023, c’est l’hécatombe à 8,7 Mt (- 24 %). Avec 5,8 Mt échangés, les entrées de matières premières d’ArcelorMittal ont touché leur point bas (- 22 % par rapport à 2022, soit - 1,7 Mt), payant chèrement la mise à l’arrêt du haut fourneau n°1 dans un contexte de baisse structurelle et conjoncturelle (inflation) de la demande européenne d’acier.
Des relais de croissance lents à se mettre en place
Des « relais de croissance » nous avaient été promis pour compenser les
700 000 tonnes de charbon déchargées sur le port de Fos en Darse 1, il n’en
a rien été », indiquent les dockers dans leur communiqué. « Pire, le
trafic de l’alumine, en remplacement de la bauxite, n’est pas traité sur les bassins
Ouest, faute d’installation pour accueillir cette nouvelle activité [l'alumine entre par le terminal Med Europe dans les bassins Est dans l'attente d'un nouveau bâtiment de 12 000 m2 en construction à l'Ouest, NDLR]. La situation d’ArcelorMittal a fait perdre aux salariés de Somarsid plus de la moitié de leurs journées de travail avec la baisse de 50 % des imports de minerais et les exports de coils ».
Au lendemain de la reprise du site d'Alteo de Gardanne à la barre du tribunal de commerce de Marseille en 2021, le groupe familial United Mining Supply International, son nouveau actionnaire (après le géant australien Rio Tinto), a décidé de substituer le bauxite importé par de l’hydrate d’alumine en provenance d’Europe et d’Amérique du Sud.
En parallèle, le nouveau propriétaire s’est positionné temporairement en 2022 sur les bassins Est du port, où se trouvait le seul hangar disponible pour stocker la poudre blanche hyper volatile. Une installation limitée à des navires de 25 000 t avec 50 camions quotidiennement. Alteo Gardanne est en train de construire à Fos en Darse 1, à l'endroit de l’ancien terminal de bauxite, un entrepôt de 10 000 m2 qui pourra recevoir des navires avec des chargements de 50 000 t une fois mis en service en 2025. La société sera amodiataire de Carfos sur 2 des 65 ha du terminal minéralier.
Quant à ArcelorMittal, le gros consommateurs de charbon et de minerai de fer est, avec ses sites de Dunkerque et Fos, à l'origine de 4 % des émissions françaises totales de gaz à effet de serre. Tous deux sont engagés dans des process de production d’aciers moins carbonés à partir de four poche (qui permet d'utiliser plus d'acier recyclé) et à arc électrique.
L'abandon progressif du charbon n’est pas neutre pour les trafics portuaires. À ses plus belles heures, le sidérurgiste importait 9 Mt de minerai de fer et de charbon pour produire près de 5 Mt d’acier. La substitution par des ferrailles se matérialisera par un trafic maritime d’à peine 1 Mt et des effets indésirables. En témoigne la restructuration de Somarsid, le manutentionnaire du sidérurgiste, dans le cadre de la renégociation de son contrat alors que son client a lui-même ajusté de façon radicale ses productions. Avec les nouveaux projets, l’entreprise devrait toutefois conserver au moins la gestion des dockers et le déchargement de ferraille qui, selon le sidérurgiste, nécessitera davantage de main d’œuvre que pour la manutention d’un vraquier de charbon.
Effets collatéraux
Les difficultés des uns et des autres ont fini par coûter cher aux trafics de vrac solides en général et aux opérateurs des terminaux en particulier. Carfos, opérateur du terminal minéralier de Fos (TMF), un des deux (avec le multivrac de Caronte) que la filiale du groupe belge Sea-Invest exploite avec ses propres moyens de manutention, a été placé en juin en procédure de sauvegarde par le tribunal de commerce d’Aix-en-Provence.
En quelques années, l'entreprise a perdu le charbon pour la centrale GazelEnergie de Gardanne et le bauxite pour Alteo. Après avoir encaissé plusieurs exercices d'exploitation en perte, Carfos a accumulé plus de 10 M€ de dette pour un fonds de roulement de 2,5 M€ et un chiffre d’affaires de 26,2 M€.
Un port, « cela fait de l'import/export »
Dans un document intitulé « Après Marseille en grand, le Port de Fos en grand » publié fin 2022 (une version moqueuse du vaste plan à 15 Md€ « Marseille en grand », lancé par Emmanuel Macron en 2021 et censé transformer Marseille), les dockers et les personnels de la manutention portuaire du Golfe de Fos avaient porté plusieurs revendications en lien avec les mutations en cours. Un port, « cela fait d'abord de l'import/export », avaient-ils rappelé.
« Notre port se gargarise d’une progression de son chiffre d’affaires mais il le doit à la hausse des tarifs, à l’augmentation des revenus domaniaux et au trafic passager, qui se substituent aux volumes que l’on ne fait plus. C’est bien l’illustration d’un renoncement à la conquête des trafics, à la stratégie des volumes », faisaient-il valoir.
Des trafics de substitution ?
« Depuis 2019, on observe des changements de process industriels qui induisent des permutations de trafics. Et même si ce n’est pas encore flagrant, on voit entrer des composants qui donnent lieu à de nouveaux trafics », indiquait Mark Lazzaretto, responsable des vracs au GPMM, lors d'un webinaire sur la filière des vracs solides.
En 2022, plusieurs annonces ont en effet porté sur des investissements qui devraient modifier quelque peu la nature des flux du segment. Le groupe Knauf, un des géants mondiaux de l'extraction de gypse, a repris la main en 2020 sur un projet d'usine de plaques de plâtre à Fos-sur-Mer qui avait été annoncé initialement par la société suisse Building Material Group (passée dans le giron de l’Allemand). À plein régime, le site, installée pieds dans l'eau sur le môle central, devrait importer 300 000 t de gypse depuis ses sites en Espagne et au Maroc, visant une production annuelle de 30 millions de m2 de plaques. Le groupe entend, avec son nouvel investissement de 60 à 70 M€, alimenter 1,5 % du marché européen, en mode fluvial et routier. En décembre dernier, le démarrage effectif est annoncé « d’ici fin mars prochain ». Confronté à la crise de la construction neuve (ses produits servent aux cloisons et plafonds), après une année en demi-teinte et face à des perspectives 2024 ternes, le spécialiste n'a pas pour autant remis en cause le lancement de sa nouvelle usine de Fos-sur-Mer
Le projet porté par la start-up Carbon, qui vise à construire une giga-usine de panneaux photovoltaïques (11 millions d’unités par an), dont l’enquête publique est prévue cet automne, devrait engendrer un trafic de polysilicium nécessaire à la fabrication des cellules, produit à 80 % par la Chine et importé d'Europe.
Aussi, le consortium GravitHy, qui réunit cinq industriels, prévoit la construction d'une usine de production de fer pré-réduit bas carbone (acier vert) d'une capacité de 2 Mt. L'installation, dont l'investissement global s'élèverait à 2,2 Md€, projette une mise en service en 2027.
Des trafics sans commune mesure dans les volumes
Si les changements de process industriels, le développement des combustibles renouvelables et les filières de revalorisation des déchets vont générer de nouveaux trafics — biomasse, ferraille recyclée ou coproduits issus de l'activité industrielle –, il y aura dans la transition de moins en moins de trafics à volumes.
De nombreux trafics, comme le ferrochrome, le phosphate, le charbon ont déjà périclité avec la désindustrialisation. Ces dernières années, des trafics spot de houille et de quartz ont comblé en partie cette déperdition, mais les marchés ne sont plus vraiment là. Et selon les opérateurs, les contraintes réglementaires et parfois un manque de motivation freinent l’arrivée de nouveaux entrants, tels des coproduits issus des déchets qui devaient entrer dans la composition de ciment à bas carbone par exemple.
Or, derrière chaque tonne de marchandise vrac manutentionnée à Fos, il y a des des emplois industriels en jeu. Ce que les dockers, pragmatiques, ne perdent pas de vue.
Adeline Descamps
>>> Lire sur ce sujet
Fos-sur-Mer : ArcelorMittal va devoir fonctionner avec un seul haut-fourneau au moins jusqu'en 2026
Sidérurgie: la production d’acier vert rebat les cartes
Après « Marseille en grand », les dockers veulent « le port de Fos en grand »
Marseille Fos : la décarbonation offre aux vracs solides un nouveau souffle
Alufos, le grand projet portuaire d’Alteo