Les revendications visant à lever les obstacles aux exportations des denrées agricoles et d'engrais russes n’ayant pas été entendues, la Russie s’est retirée, sans surprise par rapport à ses derniers avertissements, de l’accord signé il y a désormais un an avec l’Ukraine pour autoriser, depuis trois ports ukrainiens, les exportations via la mer Noire en dépit du blocus imposé par Moscou.
La Russie et l’Ukraine figurent parmi les principaux exportateurs de céréales au monde dont dépend en partie la sécurité alimentaire des pays les plus pauvres d'Afrique ou d'Asie occidentale, le blé, principal ingrédient du blé, étant la céréale alimentaire humaine par excellence.
En 2022, 349 millions de personnes ont souffert d'une faim aiguë dans le monde, a indiqué le Programme alimentaire mondial (PAM) géré par les Nations Unies, qui agite le spectre de la crise alimentaire et de la flambée des prix des denrées alimentaires à chaque échéance de l’accord. À raison car les pays importateurs sont frappés par la pauvreté alimentaire, mais souvent engendrée par les guerres civiles notamment en Afghanistan, au Soudan, à Djibouti, en Éthiopie, au Kenya, en Somalie et au Yémen. À tort car l’Ukraine est moins concernée par le blé que par le maïs. Le véritable grenier à blé de l’Europe est la Russie.
Des données à nuancer
Près de 33 Mt (32,85 Mt) de maïs, de blé et d'autres céréales ont été exportées par l'Ukraine dans le cadre de l'accord, font valoir les Nations Unies omettant de souligner que le maïs et les orges (destinés à l’alimentation animale) pèsent bien plus lourd (51 % du volume total) que le blé (17 %) dans cette comptabilité.
L’Organisation internationale fait en outre valoir que l'accord a profité à ces États en contribuant à faire baisser les prix des denrées alimentaires de plus de 20 % à l'échelle mondiale. Les prix du blé s’établissent en effet aux alentours de 230 € la tonne contre plus de 400 € il y a un an (mais les marchés risquent de réagir au non-renouvellement par une nouvelle surchauffe). Ils ont chuté d'environ 17 % depuis le début de l'année, tandis que ceux du maïs ont baissé d'environ 26 %.
Quatrième renouvellement avorté
L'initiative céréalière de la mer Noire (Black Sea Grain Initiative), négocié sous l’égide de l’ONU et avec la médiation de la Turquie, arrivait à échéance le 17 juillet et devait être en principe renouvelée une quatrième fois. Mais comme à chaque échéance, la Russie a tenté de monnayer son accord en le conditionnant à la levée de certaines des sanctions imposées par le bloc occidental en réaction à la guerre que le Kremlin mène contre Kiev.
La réintégration de la Banque agricole russe (Rosselkhozbank) dans le système de paiement interbancaire international Swift, dont le pays a été exclu en juin 2022, est la plus délicate à obtenir.
Les autorités russes estiment que cette exclusion, qui restreint ses possibilités de transactions mais aussi limite l'accès à d’autres services (assurance et réassurance notamment) bloque son commerce extérieur alors que les exportations russes agricoles ne sont pas soumises aux embargos.
Pour y pallier, les fonctionnaires de l'ONU ont obtenu de la banque américaine JPMorgan Chase & Co qu'elle traite certains paiements d'exportation de céréales russes, avec l'assurance du gouvernement américain. Mais la solution n’est pas viable sur le long terme, contestent les autorités russes.
Reprise du pipeline
Parmi ses autres demandes, la reprise du pipeline d'ammoniac Togliatti-Odessa, fermé depuis le début de la guerre, et le déblocage des actifs et des comptes des entreprises russes impliquées dans les exportations de denrées alimentaires et d'engrais.
Le Kremlin considère par ailleurs que les termes de l’accord sont dévoyés dans la mesure où les bénéficiaires désignés ne sont pas les premiers servis. Selon Moscou, l’accord profite surtout aux pays développés.
Pour les Nations Unies, l'accord a jusqu'à présent permis de fournir des céréales à 45 pays sur trois continents : 46 % à l'Asie, 40 % à l'Europe occidentale, 12 % à l'Afrique et 1 % à l'Europe de l'Est.
L'ONU indique avoir acheté, au titre du PAM, 80 % du blé à l'Ukraine jusqu'à présent en 2023, contre 50 % en 2021 et 2022. Quelque 725 000 t de blé ukrainien ont été expédiés en Afghanistan, au Soudan, à Djibouti, en Éthiopie, au Kenya, en Somalie et au Yémen.
À qui profitent vraiment les céréales ?
Rien de surprenant si l’on s’appuie sur les données du spécialiste des matières premières et fondateur du Cercle Cyclope, qui publie chaque année un rapport complet sur les marchés mondiaux de matières premières.
Interrogé par France Info, Philippe Chalmin estime que l’Ukraine a exporté près de 50 Mt de céréales dont la moitié passée par la mer Noire, dans le cadre de l'accord céréalier. « Un quart est passé par l'Europe et un quart par le petit morceau d'Ukraine qui touche directement le Danube. y a ambiguïté car sur les 50 Mt de céréales exportées en 2022-2023, il y avait 30 Mt de maïs et 17 Mt de blé. Le maïs est acheté par l'Espagne et par la Chine ».
Des navires redevenus des cibles
Exonérées des droits de douane aux frontières de l'UE, les céréales ukrainiennes ont en tout cas créé des tensions sur les marchés intérieurs des pays riverains si bien que Bruxelles a dû sortir le chéquier pour compenser les pertes.
« La décision de la Russie portera un coup aux personnes dans le besoin partout dans le monde. Mais elle ne mettra pas fin à nos efforts visant à faciliter l'accès sans entrave aux marchés mondiaux des produits alimentaires et des engrais provenant à la fois de l'Ukraine et de la Fédération de Russie », a réagi le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, qui a tenté en amont de convaincre le président russe Vladimir Poutine de ne pas sortir du jeu des négociations.
Désormais, les navires marchands navigant en mer Noire seront considérés comme des bâtiments militaires ou susceptibles de transporter du matériel militaire et peuvent être pris pour cible à tout moment. Les armateurs pourraient donc hésiter à envoyer leurs navires pénétrer dans ce qui est assimilé à une zone de guerre d'autant que les primes d'assurance contre les risques de guerre imposées risquent de flamber. Il se pourrait aussi que les assureurs mettent fin à leur couverture des risques dans cette zone. La présence de mines sur la route maritime dans la partie nord-ouest de la mer Noire met par ailleurs en péril la sécurité de la navigation.
Le Danube en ressource-clé
Avant même que la Russie ne fasse connaître sa position, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, avait indiqué qu’il avait commencé à discuter avec la Turquie d'un plan visant à garantir que le blé russe – éventuellement transformé par la Turquie – parvienne aux pays dans le besoin, quel que soit le sort réservé à l'accord de la mer Noire.
En attendant que la Russie revienne dans l’accord, ce qu’elle a déjà fait à la fin du mois d'octobre après avoir suspendu sa participation en réponse à une attaque de drone contre sa flotte en Crimée, l'Ukraine doit trouver des routes alternatives. Le Danube est une piste.
« La Russie bloquant effectivement le fonctionnement du corridor céréalier, nous devons être prêts à recevoir la quasi-totalité du volume d'exportation de la nouvelle récolte via les ports du Danube », avait indiqué Dmytro Barinov, directeur adjoint de l'autorité des ports maritimes d'Ukraine, sur les réseaux sociaux le mois dernier.
Kiev souhaite notamment approfondir le canal de Bystre sur le Danube pour permettre le passage de navires plus grands.
Constanta en alternative
Depuis le début du conflit, l'Ukraine exporte d'importants volumes de céréales via les pays de l'Est de l'UE en train ou par camion. Toutefois, de nombreux problèmes logistiques se sont posés, notamment en raison des différences d'écartement des voies ferrées.
Le marché ukrainien des céréales a par ailleurs fait du port le plus proche de Constanta, dans la Roumanie voisine, une alternative clé. Depuis le début de la guerre, le port roumain a traité un tiers des exportations totales de céréales de l'Ukraine.
Les opérateurs portuaires roumains ont expédié 8,6 Mt en 2022 et 6,3 Mt au cours des cinq premiers mois de 2023, selon les données de l'autorité portuaire de Constanta. Le port a traité 12,17 Mt au cours des cinq premiers mois, soit une hausse de 21 % par rapport à l'année précédente.
Les autorités n’ont pas tardé à faire les aménagements nécessaires notamment en rouvrant ou remis en état 47 liaisons ferroviaires pour le transport de marchandises et de passagers avec l'Ukraine et la Moldavie voisine.
Compétitivité-prix
Selon les opérateurs portuaires, les améliorations logistiques ont fait baisser les coûts, ce qui rend le Danube essentiel pour les exportations agricoles de Kiev.
La prime d'assurance pour les navires quittant Odessa et le coût des temps d'attente à Istanbul pour l'inspection russo-turque-ONU (process d’agrément des vraquiers autorités à transiter, une des concessions qu’avait obtenu la Russie à l’occasion de la signature), estimé à 1 M$ pour un navire de taille moyenne, font les affaires de Constanta, offre devenue plus compétitive.
Le port n’est en revanche pas dimensionné pour traiter à la fois les millions de tonnes qui peuvent se déverser du fait de la non-reconduction de l’accord et celles liées à la belle récolte roumaine. Une autre concurrence qui s’installe.
Adeline Descamps
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