Il est déjà loin le temps où les majors pétrolières prospéraient sur la flambée des prix du gaz et du pétrole dans la foulée de l'invasion russe de l'Ukraine. Le risque d’escalade au Moyen-Orient n’aura pas eu le même effet même s’il a provoqué un rebond à la fin du troisième trimestre. On est en revanche pas si éloigné de l'ère « covidienne » lorsque les compagnies pétrolières foraient profond dans un monde mis sous cloche pour lequel le pétrole semblait tellement superflu.
TotalEnergies a enregistré au troisième trimestre la plus forte baisse de ses bénéfices depuis la pandémie. Bien qu’à 2,3 Md$, le résultat net a reculé de 65 %, à un niveau proche du quatrième trimestre 2020 quand le Covid avait emmené le baril de Brent au plancher et provoqué une situation de contango. Le bénéfice net ajusté ressort à 4,1 Md$ sur la période. Et sur les neuf premiers mois de l'année, il se sera replié de 28 % (en glissement annuel), à 11,8 Md$.
La quatrième compagnie pétro-gazière mondiale n’est pas la seule à connaître ce régime. Toutes les majors européennes sont concernées par la baisse des prix du pétrole et la détérioration des marges de raffinage. La production reste trop importante face à une demande mondiale atone, hypothéquée par la santé économique chancelante du premier client mondial, la Chine.
Toutes au même régime
Shell, qui partage avec TotalEnergies le fait d’avoir engrangé le bénéfice annuel le plus élevé de leur histoire en 2022, à respectivement 42,3 et 20,5 Md$, a publié le 31 octobre un résultat net de 4,3 Md$ (revenu attribuable aux actionnaires), contre 7 milliards à la même période l'an passé, et un bénéfice ajusté de 6,03 Md$ (versus 6,22 Md$ l’an dernier). L’autre grande du secteur, BP, a déclaré, deux jours avant l’Anglo-Néerlandaise, un profit rompant avec les milliards (206 M$) contre 4,9 milliards un an plus tôt.
Le 31 octobre, le prix du baril de Brent de la mer du Nord, pour livraison en décembre, s'échangeait à 72,62 $.
Repêchés par le GNL
En revanche, pour Shell et TotalEnergies, les difficultés du pétrole ont été en partie compensées par la hausse des volumes de l'activité gazière, tirée par les prix soutenus du gaz européen dans un contexte d'anticipation de la consommation hivernale. Shell a vendu 17 Mt de GNL au troisième trimestre soit 600 000 t de plus que le trimestre précédent et a liquéfié 7,5 Mt (6,9 Mt au deuxième trimestre).
Pour la Française, deuxième opérateur mondial de GNL du secteur privé derrière Shell, les ventes de gaz naturel liquéfié sont également en hausse de 8 % d'un trimestre à l'autre (10,5 Mt au troisième trimestre et 29 Mt sur neuf mois), soutenues par la hausse des volumes spot et l'approche du frimas. La production d'hydrocarbures pour le GNL est cependant en baisse de 7 % par rapport au deuxième trimestre, en lien avec la maintenance non planifiée sur l’usine de liquéfaction Ichthys LNG (8,9 Mt par an), au nord-ouest de l’Australie. Le groupe français mise sur la fermeté des prix gaz en Europe, qu'il anticipe autour de 10 $/Mbtu au quatrième trimestre.
TotalEnergies s’organise depuis quelques années pour répondre à la demande de la flotte de navires propulsés au GNL, estimée à ce stade à 1 000 en opération ou en commande. Le 10 octobre, le Français a signé un contrat d’affrètement avec l’armateur Ibaizabal pour un souteur de GNL supplémentaire d’une capacité de 18 600 m3, qui devrait entrer en service en 2026 pour servir le bassin d’Oman. Il s’agit du quatrième de sa flotte après le Gas Agility basé à Rotterdam, le Gas Vitality à Marseille-Fos, et le Brassavola à Singapour.
Des méthaniers sous le seuil de rentabilité ?
Le transport maritime de GNL n'est pourtant pas au mieux de sa forme, de nombreux méthaniers opérant sous le seuil de rentabilité sur les marchés au comptant.
Les tarifs d’affrètement des méthaniers seront sans doute bien inférieurs cette année aux sommets de 2022-2023, étant soumis à des vents obliques, à commencer par les fondamentaux défavorables de l'offre et de la demande : les commandes en cours représentent 50 % de la flotte en opération et 66 méthaniers et 94 devraient être livrés cette année et en 2025 respectivement, selon Drewry. Les risques géopolitiques, les difficultés de transit par les canaux Suez et Panama, les élections présidentielles américaines, les sanctions contre le GNL russe et la demande de gaz en Europe devraient en outre peser.
Actuellement, selon les relevés de Jefferies, les taux d’affrètement à deux temps des méthaniers sont évalués à 31 000 $ par jour. L'analyste estime l'utilisation de la capacité de transport de GNL à 84 % pour 2024, avec une augmentation de 4 % due aux détournements de la mer Rouge, contre 86 % en 2023, et 81 % anticipé en 2025. « Dans ces conditions, les affréteurs ont pris du recul par rapport aux marchés à terme et peu d'activité a été signalée récemment pour les affrètements à moyen et long terme », relève-t-il.
« La faiblesse de la demande européenne, due à l'abondance des stocks [94 % au 4 octobre, NDLR], l'augmentation de la production renouvelable et nucléaire, et l'absence de relance de la croissance industrielle », n'aide pas le marché, indique de son côté Drewry.
Des capacités d'importation de GNL surdimensionnées en Europe ?
En Europe, les conditions de marché semblent plus âpres. Selon l'Institute for Energy Economics and Financial Analysis (IEEFA), spécialisé sur les marchés de l'énergie, la consommation de gaz en Europe a diminué de 5,4 % en glissement annuel au cours du premier semestre, son point le plus bas en 10 ans en 2023. La société note par ailleurs un ralentissement des importations, de 20 % en Europe et de 11 % dans l'UE. La donnée sert l’argumentaire de la société qui a déjà publié plusieurs notes sur la sous-exploitation des terminaux d'importation de GNL de l'Union européenne, Le taux d'utilisation moyen est passé de 62,8 % à 47,2 % entre le premier et le deuxième semestre 2024 selon son outil de suivi European LNG Tracker.
Alors que l'Europe a augmenté sa capacité d'importation de 23 %, soit 58 milliards de m3 depuis 2022 (dont 6,5 milliards de m3 en France) à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2022 et à l'interruption de l'approvisionnement en gaz par gazoduc russe qui s'en est suivie, la frénésie de construction de terminaux GNL en Europe pourrait toucher à sa fin, croit-il. « Certains pays retardent ou annulent des infrastructures. Depuis le début de l'année 2023, de nouveaux terminaux ou des extensions ont été suspendus en Albanie, à Chypre, en Irlande, en Lettonie, en Lituanie et en Pologne. On ne sait pas si les trois terminaux prévus en Grèce seront construits », soutient Ana Maria Jaller-Makarewicz, analyste en chef de l'énergie à l'IEEFA. L'un d'entre eux, porté par l'opérateur grec Gastrade, vient en tout cas d'entrer en service dans le nord-est de la Grèce, au port d’Alexandroupolis. Approvisionné par du gaz en provenance des États-Unis, du Qatar et d’Égypte, il est destiné à desservir l'Europe centrale.
En revanche, les entrées de GNL russe en Europe avaient encore progressé de 11 % au premier semestre 2024 sur un an. Et ce, malgré l'objectif de l'UE de ne plus dépendre des combustibles fossiles russes d'ici à 2027. En juin, Bruxelles a décidé d'interdire à partir de mars 2025 le transbordement du GNL russe dans ses ports. La suite de l'histoire reste à écrire.
Adeline Descamps