En 2023, les vracs liquides ont été mis au régime sec des sanctions qui ont été escortées par un cortège de pratiques de dissimulation sous toutes ses formes, qu’il s’agisse du masquage des mouvements des pétroliers avec le brouillage de leur système de suivi (AIS), de dissimulation de l'origine ou de la destination de la cargaison par de multiples transferts (STS) ou de l'occultation du véritable prix de vente du pétrole par la facturation de frais supplémentaires (manipulation des coûts d'expédition et des coûts auxiliaires, y compris d'expédition, de fret, de douane et d'assurance).
L’année 2023 a donc démarré avec l’embargo européen sur les exportations maritimes de produits pétroliers (celui sur le brut était déjà effectif depuis décembre 2022) et la mise en œuvre du mécanisme de plafonnement sur le pétrole. Elle s’est achevée sur l'annonce d'un 12e train de sanctions européennes et d'un quatrième paquet de restrictions du bloc occidental formé par les pays du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni), l’UE et l’Australie.
Pluie de sanctions, un constat d’échec ?
Depuis que le pays de Vladimir Poutine a envahi l'Ukraine en février 2022, une pluie de sanctions s'est abattue sur l’économie russe mais l’UE et le G7 en sont encore à devoir renforcer leur arsenal punitif contre la Russie. Un constat d’échec ? Un aveu de faiblesse ?
La question se pose avec plus d’acuité encore pour le G7 alors que le durcissement porte principalement sur un renforcement d'un dispositif dont la pertinence et l’efficacité du plafonnement du pétrole, entré en vigueur en décembre 2022, auront été débattus tout au long de l’année.
Pour rappel, ce mécanisme acrobatique, qui consiste à assécher les rentes pétrolières russes sans mettre le monde à sec de pétrole, fixe un prix de 60 $ au baril de pétrole, de 100 $ au diesel et au kérosène et de 45 $ au naphta et au fuel. Au-delà, les entreprises occidentales ne peuvent pas « légalement » fournir des services maritimes, qu’il s’agisse du transport, de la certification/classification des navires, de leur assurance, ou encore du paiement des échanges internationaux.
Mais face aux volumes records de pétrole russe qui circulent dans le monde, témoignant de certaines pratiques de contournement, la coalition internationale exigera désormais des prestataires de services maritimes occidentaux la preuve que le pétrole russe a été vendu dans le cadre du plafonnement à chaque fois qu'ils le transportent ou le chargent.
Depuis octobre dernier, l'Office of Foreign Assets Control (OFAC), organisme de contrôle des avoirs étrangers (relevant du Trésor américain), a intensifié ses contrôles. L’étau s’est aussi resserré sur le Liberia, les Îles Marshall et le Panama, les trois plus grands registres d’immatriculation des navires pour qu'ils soient plus scrupuleux à l'égard des contrevenants. Selon la Lloyd's List Intelligence, près de 40 % des quelque 535 pétroliers de la flotte naviguant de façon opaque sont détenus par des sociétés constituées dans les Îles Marshall.
Réorientation des flux vers l'Inde et la Chine
Le plafonnement des prix, qui n’est pas appliqué partout, a surtout eu pour effet d’accélérer l’orientation d’une grande partie des flux énergétiques de la Russie vers d'autres acheteurs. La Chine et l’Inde ont largement permis de compenser la perte du grand client européen historique.
« Presque toutes les exportations de pétrole de la Russie en 2023 [90 %] ont été expédiées vers la Chine et l'Inde », a confirmé le vice-premier ministre russe Alexander Novak dans une intervention sur la chaîne de télévision publique Rossiya-24.
La part de l'Europe dans les exportations de brut de la Russie est passée, selon ses données, de 40-45 % à 4-5 %. « Nos principaux partenaires dans la situation actuelle sont la Chine, dont la part est passée à environ 45-50 %, et, bien sûr, l'Inde... En deux ans, la part totale de l'approvisionnement vers l'Inde est passé de pratiquement rien à 40 % ».
Le boom indien dans le commerce extérieur de la Russie est tel que ce pays, dont la sensibilité au facteur prix est connue, est devenu le premier client du pétrole russe transporté par voie maritime avec 1,5 million de barils acheté par jour, d’abord avec une forte décote par rapport au Brent mais qui s’est ensuite considérablement réduite. En avril 2022, la principale qualité de brut russe, l'Urals, se négociait à des prix inférieurs au Brent de 40 $ par baril (source : S&P Global Commodity Insights). Mais du fait de la réduction de la production russe (mesure Opep) et de la réorientation de volumes importants vers l’Asie, le différentiel n’était plus que 17,5 $/b le 5 janvier.
Pratiques de camouflage
Compensation des flux russes ? En volumes, mais pas en valeur, maugrée le bloc occidental : les revenus que la Russie tire de l'exportation de pétrole et autres produits ont été réduits d'un tiers en 2023 par rapport à 2022, assurent les autorités européennes qui ont tout intérêt à défendre cet argument soutenant toute sa politique d’excommunication.
Si le pétrole russe continue de circuler dans le monde dans ces conditions, c’est bien en raison de pratiques de dissimulation.
Après avoir tergiversé sur le sujet l'an dernier, ces moeurs, du reste déjà testées, validées et approuvées par ses ordonnateurs dans le cas d'autres embargos pétroliers (Iran, Venezuela), figurent au menu du dernier train de sanctions européennes. Le phénomène n'a rien de marginal. Le nombre de ces opérations a atteint 792 au niveau mondial au troisième trimestre, contre 615 entre avril et juin, selon les données de Commodities at Sea.
Avènement d'une flotte parallèle
Le phénomène est largement documenté. Pour assurer ses expéditions, la Russie s'est tournée vers une flotte appelée « obscure » ou « fantôme », car opérée par des structures d'entreprise conçues pour dissimuler leurs propriétés réelles, avec des navires battant pavillon de registres ouverts et assurés par des souscripteurs n'appartenant pas au groupe international des P&I Clubs. Ce bataillon s'est constitué en un temps record grâce à la vente de navires de seconde main (de propriété occidentale) par des compagnies européennes qui y ont d'ailleurs réalisé des bénéfices exceptionnels.
Pour maîtriser cette expansion, le Conseil européen a introduit en fin d'année des « règles de notification » pour les ventes de pétroliers à l'étranger. Pour remédier à la dissimulation du « véritable » prix du pétrole en masquant les coûts auxiliaires, l’UE introduit en outre l'obligation, « après une période de transition », de partager « sur demande les informations détaillées sur la tarification tout au long de la chaîne d'approvisionnement du commerce du pétrole russe ».
Au total, l'ensemble des mesures prévues dans le 12e paquet affecteront le commerce extérieur de la Russie vers l'UE, à hauteur de quelque 4,5 Md$, soutient Bruxelles. Une donnée à mettre en perspective avec l’apport des pays membres de l'UE aux finances russes en 2023, estimé à 6 Md€.
Et maintenant, en 2024 ?
Si le pétrole russe a été mis au ban en 2023, le gaz russe pourrait être le proscrit de 2024. Dans leur tour de vis, les États-Unis ont annoncé la couleur en s’attaquant au grand projet du producteur russe de GNL Novatek Arctic LNG 2. La décision américaine a eu pour effet immédiat de faire fuir ses actionnaires étrangers, cofinanceurs de ce méga projet à 21 Md$ d’investissement, parmi lesquels des grands conglomérats japonais mais aussi TotalEnergies.
Le gaz russe se retrouve plus que jamais au centre de l'arène mondial. Jusqu’alors, les autorités européennes ont toujours soutenu qu’il était vain de le sanctionner en raison d'un impact limité sur les revenus russes.
En 2024, 15 Mt de gaz naturel liquéfié seront importées en Europe par voie maritime, selon le cabinet d'analyse Kpler. La part du gaz (gazoduc) et de GNL (mer) en provenance de Russie dépasse encore les 10 % du total gaz acheté par l'UE. Le port belge Zeebrugge et le Nantais Montoir-de-Bretagne ont été des plaques tournantes clés à cet égard du gaz importé en 2023 depuis la péninsule russe de Yamal.
Un accord politique provisoire sur les restrictions du gaz
Lors d'une réunion tenue le 8 décembre 2023, les représentants du conseil et du parlement européen et de certains États membres sont parvenus à un accord politique provisoire sur une nouveau vague réglementaire qui introduira des règles communes pour le gaz naturel, l'hydrogène et certaines autres sources d'énergie renouvelables. Objectif premier, assurent les auteurs du texte : favoriser la diversification énergétique.
En ce qui concerne le gaz naturel, une directive permettrait aux États membres de l'UE « d'adopter des restrictions à la fourniture de gaz, y compris de GNL, en provenance de Russie ou du Belarus », dont la mise en œuvre serait à la discrétion de chaque État membre pour tenir compte de ses objectifs en terme de sécurité et de diversification énergétiques. Le texte doit maintenant être encore formellement adopté par les organes législatifs européens en vue d'une promulgation d'ici mai 2024.
« Cette mesure ne fera que réorienter les approvisionnements en gaz russe vers les marchés émergents (...) Cette proposition est plus susceptible de nuire à l'économie de l'UE en coupant les approvisionnements en gaz naturel russe à des prix compétitifs », a réagi la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova.
Les nouvelles dispositions interpellent dans le sens où les contrats d'importation de gaz naturel fonctionnent généralement sur une base à long terme (plusieurs années voire décennies), « take-or-pay », selon lesquels l'acheteur s'engage à acheter une quantité minimale de gaz stipulée annuellement, qu’il prenne ou non la livraison physique de la quantité stipulée et quelles que soient les conditions du marché. C’est à décourager toute inexécution !
C’est bien pour cette raison que le patron du groupe français TotalEnergies, engagé avec Novatek sur des contrats à long terme en Arctique pour la fourniture de GNL à partir de l'usine de Yamal, indiquait que la dénonciation unilatérale de ses contrats gaziers à long terme avec la Russie obligerait son groupe à verser 40 à 50 Md$ de pénalités...
Selon les termes du contrat, une clause de force majeure peut être invoquée. C’est sans doute ce que le G7 a en tête avec Arctic LNG2 et les auteurs européens de cette nouvelle proposition : « une loi rendrait les contractants dans l’impossibilité de respecter leurs obligations d'achat, ce qui pourrait excuser l'inexécution de l'acheteur par des mécanismes juridiques ou contractuels », explique Alexander Marcopoulos, avocat au sein du groupe de pratique en arbitrage international de Shearman & Sterling, qui s’est penché sur le sujet.
C’est cette « raison juridique » nécessaire et « suffisante » qu’évoquait aussi Naturgy, le plus grand acheteur espagnol de gaz naturel, engagé dans un contrat de 22,5 milliards de m3 par an avec l'usine russe Yamal LNG, s’il devait le résilier.
Nouveau tohu-bohu dans les flux
Si la disposition était appliquée, un autre grand chambardement dserait à nouveau à prévoir. « Cela pourrait entraîner une ruée sur les nouveaux contrats d'approvisionnement à relativement court terme, les vendeurs alternatifs, notamment aux États-Unis, au Qatar, en Algérie et en Azerbaïdjan, disposant d'une influence considérable dans la négociation des conditions de ces contrats », explique l’avocat.
Une poussée des prix est inévitable voire ceux des prix d'autres sources d'énergie alternatives sur l'ensemble du continent. Le juriste évoque aussi le risque d’actifs échoués et un point du droit sans doute méconnu : « un amendement de 2020 au code de procédure arbitraire [c'est-à-dire commerciale] russe vise à donner aux tribunaux russes une compétence exclusive sur certains litiges impliquant des entités sanctionnées, ou qui découlent des sanctions ou y sont liés. Ainsi, selon les circonstances, un acheteur européen de gaz naturel qui cesse d'exécuter son contrat de fourniture avec un vendeur russe peut être confronté à un litige devant les tribunaux russes ».
D’où viendra le pétrole et le gaz en 2024 ?
Les nouvelles sanctions prises à l’encontre de la Russie, l'opération militaire navale multinationale en mer Rouge, les restrictions à Panama, les nouvelles réductions de production de l'OPEP+, les réglementations environnementales, telles que l'EEXI et la CII, l’état de santé de l’économie chinoise, dont dépend la demande de pétrole… les armateurs des navires-citernes ne manquent pas de sujets en 2024.
Le resserrement de la capacité de la flotte, induit par les événements géopolitiques qui gonflent la demande en tonnes-milles et par les réglementations environnementales qui obligent à ralentir et à mobiliser plus de navires, devraient stimuler les taux de fret des pétroliers en 2024, assurent analystes, transporteurs et chargeurs. Et ce, en dépit des réductions de production de l'offre de l'Opep+ et d'un ralentissement possible de la croissance de la demande de pétrole.
L'augmentation du transport de brut des États-Unis vers l'Europe, la diminution des volumes du golfe Persique vers les États-Unis et l'augmentation des flux de la Russie vers l'Asie de l'Est, ont été la norme en 2023. D’où viendra le pétrole et le gaz en 2024 ? Par où transiteront-ils à la lumière de l’ensemble des événements ?
Certains schémas devraient se consolider. Les États-Unis exportent aujourd'hui plus de brut que jamais, indique le courtier maritime Gibson. Au cours des six premiers mois de 2023, ils ont en effet enregistré une moyenne record de près de 4 millions de barils/jour, selon les estimations de l'Administration américaine de l'information sur l'énergie. L’inde et la Chine resteront, quoi qu'il arrive, les clés de la croissance des importations de brut en 2024.
« Les fondamentaux des transporteurs de produits pétroliers sont solides à l'aube de la nouvelle année, mais les événements géopolitiques et économiques sont les principales "inconnues connues". Et bien sûr, il y a toujours des "inconnues inconnues" », conclue avec esprit Gibson dans sa dernière note hebdomadaire, qui esquisse les pistes d’un futur (possible) schéma des flux.
Adeline Descamps
Les exportations russes de GNL en baisse de 6 % en 2023
Les exportations russes de gaz naturel liquéfié ont diminué de 1,9 % vers l'Europe pour atteindre 15,8 Mt en 2023 et de 11 % vers l'Asie, à 14,9 Mt, selon les données partielles de LSEG, société d'informations sur le vrac sec et le pétrole Toutes régions confondues, elles ont reculé de 6 %, soit 31 Mt,.
Le plus grand producteur russe de GNL, Novatek a fourni la majeure partie du GNL avec 18,7 Mt tirés du projet Yamal LNG dans l'Arctique et 800 000 t de Kriogaz-Vysotsk sur la mer Baltique.
Le projet Sakhalin-2, mené par le géant russe de l'énergie Gazprom dans la partie pacifique de la Russie, a réduit ses exportations de GNL de 10 %, à 10,1 Mt en 2023. Lancé en septembre 2022, le projet Gazprom LNG Portovaya a exporté 1,4 Mt, principalement vers la Turquie et la Grèce, bien que trois cargaisons aient été expédiées vers la Chine, l'une d'entre elles via la route maritime du Nord à travers l'Arctique.
Les livraisons de gaz naturel à l'Europe par Gazprom ont diminué de 55,6 % l’an dernier pour atteindre 28,3 milliards de m3, selon les calculs de Reuters, avec des exportations quotidiennes moyennes par gazoduc de 77,6 millions de m3 contre 174,8 millions en 2022. À leur apogée en 2018-2019, les flux annuels atteignaient 175-180 milliards de m3.
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