Du côté des compagnies pétrolières et gazières, qui affrètent des navires, le doute s’est installé. Il se dit que l'aversion au risque est plus marquée chez les majors anglo-saxonnes tandis que leurs homologues moyen-orientales seraient plus à l'aise avec les aléas. À l'épreuve, la thèse semble se vérifier.
La major britannique BP a été la première, mi-décembre, à faire connaître ses choix de déroutement. Sa compatriote Shell a suivi. Selon les données du courtier new-yorkais Poten & Partners, BP et Shell représentent à eux deux 6,5 % des affrètements de pétroliers de brut avec près de 600 voyages.
Avec un mois de décalage, la Saoudienne Adnoc et la qatari QatarEnergy ont levé à leur tour leurs passages. « De façon à examiner les plans de sécurité, a fait valoir le groupe pétrolier et gazier qatari, deuxième exportateur mondial de GNL, dont une part importante est acheminée par la mer Rouge et le Canal de Suez.
Cinq méthaniers immobilisés
D’après les données AIS disponibles, il semblerait que trois de ses méthaniers, qui étaient dans golfe d’Aden, à l'est du Yémen, aient bifurqué vers le sud. L'agence de presse Bloomberg a signalé, pour sa part, qu'au moins cinq méthaniers, qui se dirigeaient vers le détroit stratégique de Bab-el-Mandeb s'étaient immobilisés au large d'Oman.
« Le GNL est (...) comme toutes les autres cargaisons marchandes. Il sera affecté » par la « dangereuse escalade » en mer rouge, a indiqué Mohammed ben Abdulrahmane Al-Thani, ministre des Affaires étrangères du Qatar lors du Forum économique mondial à Davos. Le représentant de l'émirat ne croit pas à la « solution militaire » comme moyen de protection de la navigation et redoute même « une nouvelle escalade ».
La décision de QatarEnergy intervient à un moment où la demande est en période de pointe, notamment en Europe.
Déroutements croissants
Chez les armateurs, la compagnie japonaise MOL est la dernière en date à limiter ses transits en mer Rouge tandis que sa compatriote NYK envisage de modifier ses itinéraires. Selon Reuters, au moins quinze pétroliers de plus se sont déroutés depuis les frappes américaines et britanniques.
Selon des données compilées par Sea pour nos confrères de Splash, comparant la deuxième semaine d'octobre à la deuxième semaine de janvier, le transport de GNL (- 67 %) font partie de ceux qui ont le plus déserté le Golfe d’Aden et déroutés vers le cap de Bonne Espérance, où la fréquentation des méthaniers a augmenté de 170 %.
Du côté des pétroliers, il y a de plus en plus de candidats à l’évitement (- 39 % dans le Golfe d’Aden et – 42 % via le Canal de Suez) mais le détour par le Cap est encore limité (+ 8 % par rapport à octobre). Signe que pour certains armateurs, le point de non-retour n’est pas encore atteint.
Qui prend le risque ?
Les principales compagnies de transport de pétrole, dont Euronav, Torm, Hafnia et Stena Bulk, ont toutes signalé qu'elles évitaient la mer Rouge. L’association professionnelle représentant les armateurs de pétroliers Intertanko a d'ailleurs fait cette recommandation à ses membres.
Dans le transport maritime de pétrole, éminemment géopolitique, les compagnies pétrolières et les négociants sont rompus aux conditions parfois difficiles de navigation. Les tensions entre les États-Unis de Donald Trump, qui a dénoncé en 2018 l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, ont mis sous tension, à plusieurs reprises, le détroit d’Ormuz par où transite une grande part du pétrole mondial.
Les primes de risques en ébullition ?
Inévitablement, les primes d’assurance, dont la hausse était encore contenue (la mer Rouge est depuis longtemps désignée comme une zone répertoriée par le Joint War Committee), passant de 0,1 % à 0,2 % au début des hostilités, s'élèvent désormais à 1 % de la valeur du navire. Excepté pour les propriétaires israéliens de flotte, qui peuvent subir des majorations jusqu’à 250 % quand les assureurs acceptent encore de les couvrir et de braver les menaces des Houthis à leur endroit.
Sur le papier, une telle tarification peut représenter un supplément jusqu'à 1,3 M$ sur le coût d'un seul voyage pour un VLCC flambant neuf chargé d'une cargaison de brut à partir d'un port de la côte ouest de l'Arabie saoudite par exemple.
Pour un suezmax de cinq ans, dont la valeur est de 75 M$, une prime de risque de guerre de 0,3 % équivaut à 225 000 $ par voyage. Il faut ensuite ajouter 75 000 $ pour un dixième de point de pourcentage, soit 525 000 $. Chacun fera ses calculs en ayant les yeux rivés sur la courbe des taux d'affrètement à temps équivalent (Baltic Dirty Tanker Index).
Équilibre pétrolier pas modifié
Pour Ewa Manthey et Warren Patterson, spécialistes en matière de matières premières chez ING, le détournement d'un nombre croissant de pétroliers n’a pas entraîné à ce stade « d'incapacité à acheminer le pétrole vers sa destination ni de baisse de l'offre de pétrole ».
Les analystes de la banque d’affaires n’excluent toutefois pas une tension sur les raffineries, « car leurs chaînes d'approvisionnement s'adaptent à l'allongement des transit-time », et sur la disponibilité des pétroliers « pour faire face à des voyages plus longs ».
Pour rappel, un peu plus de 20 millions de barils par jour de pétrole transitent par le détroit, ce qui équivaut à environ 20 % de la consommation mondiale. Or, en dehors de certains flux saoudiens et émiratis acheminés par oléoduc, « il n'existe pas d'autres voies d'acheminement pour l'essentiel des flux en provenance du golfe Persique. Le détroit d'Ormuz est la seule option possible », rappellent-ils.
À quelque chose malheur est bon
La reconfiguration des flux de GNL, consécutive à la guerre en Ukraine qui a entraîné la suspension des approvisionnements par la Russie, ex-premier fournisseur de l’UE, pourrait être de bon aloi.
Avec la réorientation du GNL américain de l’Asie vers l’Europe, ce sont autant de flux qui ne devront pas passer par la mer Rouge et le canal de Suez et n'auront pas à emprunter la route plus longue qui contourne l'Afrique du Sud.
Les prix du pétrole sont en hausse mais encore en dessous de 73 $ le baril à New York. Les analystes s'attendent à ce que l'incertitude régnant sur les marchés lui donne un coup de chauffe.
Adeline Descamps
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