En 2015, Pékin imprimait ses objectifs de parts de marché dans une planification marquée du sceau « Made in China 2025 » qui alignait ses ambitions dans dix secteurs industriels. Près de dix ans plus tard, il y a au moins un domaine où le rouleau compresseur chinois n'a pas failli. Les constructeurs navals chinois de premier rang surplombent le monde. Une industrie que les pouvoirs publics ont arrimée sur cales à coups d’injections de subsides dans les entreprises d’État.
Un fait est éclairant. Entre 2015 et 2020, la Chine a dépassé les États-Unis en nombre de navires de guerre, relève l’Institut coréen pour l'économie industrielle et le commerce (KIET) dans un récent rapport, résultant de trois décennies à renouveler la flotte de sa marine nationale en soutien à son industrie navale. Et ce, selon une approche « panoramique » associant transport maritime, financement des navires et défense nationale autour de son industrie de la construction navale.
Selon Clarkson Research, les commandes ont totalisé 41,49 millions de tonnes brutes compensées (TBC) au niveau mondial en 2023. La Chine est restée en tête, avec 24,46 millions de TBC et une part de marché de 59 % contre 10,01 millions de TBC pour son challenger, la Corée du Sud, laquelle a perdu la première place mondiale il y a plus de trois ans.
>>> Lire aussi : En dix ans, l’Asie a remodelé la chaîne d’approvisionnement mondiale
Deux rapports qui ont choqué
KIET est l’auteur d’un des deux récents rapports, concomitants, commis sur la compétitivité de l’industrie chinoise qui ont fait l'effet d'un arc électrique en Corée du Sud. Les rapports ont été lus et perçus comme des avertissements. La suprématie écrasante des Sud-Coréens dans les navires à forte valeur ajoutée tels les méthaniers est une réalité : 80 % du marché mondial avec 4,41 des 5,54 millions de TBC de commandes contractées l'an dernier pour cette catégorie de navires. Mais cette stratégie sélective, qui sert jusqu'à présent de rempart à une concurrence axée sur le tout-venant et le prix, est désormais contestée.
D'autant qu'elle sera de moins en moins différenciante. La Chine a fait le nécessaire ces dernières années pour muscler ses capacités technologiques de façon à aller chasser sur les terres des navires plus sophistiqués (GNL, méthanol).
Pour les chantiers navals chinois, l’année 2023 restera bien celle de l'émergence dans les méthaniers. Plusieurs grands chantiers navals, dont Jiangnan Shipyard, Dalian Shipbuilding Industry Jiangsu Yangzijiang Shipbuilding et China Merchants Industry, ont engrangé leurs premières commandes de ces navires universellement reconnus comme les plus difficiles à construire en raison des techniques avancées qu'ils requièrent.
Pékin s'est fixé par ailleurs pour objectif de produire plus de la moitié des navires mondiaux alimentés par des carburants plus écologiques d'ici 2025, selon des directives publiées par le ministère de l'Industrie chinois.
La Corée du Sud déclassée pour un temps ?
D'après KIET, qui passe au tamis depuis 2020 la compétitivité de la chaîne de valeur de l’industrie navale sur la base de cinq critères – R&D, approvisionnement, production, services après-vente et demande –, l'industrie coréenne a « cédé en 2023 sa première place à la Chine » sur plusieurs d'entre eux. De cette analyse, les auteurs en tirent un score composite. Celui attribué à la Corée s'est établi l'an dernier à 88,9 points versus 90,6 pour la Chine, 83,1 pour le Japon et 71,4 pour l’Union européenne. Or, jusqu'à présent, la Corée du Sud avait toujours été en tête de ce classement.
Pis, selon cette étude, les chantiers navales coréens ne disposent d'atouts concurrentiels qu’en matière de R&D et d’ingénierie. La Chine est beaucoup plus compétitive en termes de production, de services après-vente et de demande. Par types de navires, la Corée du Sud devance toujours la Chine pour les méthaniers et les porte-conteneurs mais a perdu le segment des pétroliers, et ce, depuis 2022.
Grâce à sa politique offensive sur un plan commercial, via une guerre des prix, l'industrie chinoise est parvenue à rafler des commandes dans toutes les taille, y compris pour des navires de taille moyenne, auparavant apanage des sites japonais, lesquels se sont resserrés sur les navires alimentés à l'ammoniac.
Sonnette d'alarme sur les porte-conteneurs
Sonnette d’alarme toutefois : la seule commande d’un porte-conteneurs de très grande taille (fort lucratif) contractée au cours du premier trimestre a été remportée par la Chine.
En mars 2024, selon l’organisme, les quatre champions sud-coréens de la construction navale – Samsung Heavy Industries (SHI), Hyundai Heavy Industries (HHI), Hanwha Ocean (ex-DSME) et Hyundai Samho Heavy Industries –, occupaient toujours les quatre premiers rangs mondiaux en tant qu’entités individuelles, mais le groupe public chinois de construction navale, China State Shipbuilding Corp. (CSSC) était leader en termes de groupe de chantiers.
Une stratégie trop « élitiste »
La publication fait suite à une autre produite par l'Overseas Economic Research Institute de la Korea Eximbank sur les tendances de l'industrie du transport et de la construction navale. Celle-ci questionne plus largement l'approche de Séoul et ses auteurs considèrent que « les problèmes des chantiers sud-coréens résident dans la concentration des commandes sur quelques types de navires et les difficultés à stabiliser la filière en raison de la pénurie de main-d'œuvre. » En 2022, Séoul a en effet été contraint de revoir les règles relatives à l’octroi de visas afin de permettre aux chantiers navals d’avoir recours à des travailleurs étrangers.
Le rapport de la Korea Eximbank souligne qu’il est « impossible pour la Corée soutenir la concurrence avec les constructeurs chinois en termes de parts de marché », qui grâce à leurs importantes capacités de production peuvent être compétitifs en matière de prix.
Ce différentiel de compétitivité fait dire aux auteurs de cette publication que la stratégie sélective poursuivie par la Corée du Sud en se concentrant sur des constructions de grande valeur ainsi que sur les technologies émergentes pour des navires plus écologiques, ne serait pas appropriée pour soutenir la concurrence avec la Chine.
Ils sont d'autant plus inquiets que les chantiers sud-coréens ont été soutenus ces deux dernières par les commandes de méthaniers Qatar Energy. Le Qatar, qui s’est lancé dans un vaste programme de construction pour servir ses projets de liquéfaction de GNL, a passé commandes de ses 104 premiers méthaniers principalement auprès des chantiers sud-coréens. Mais le géant qatari du gaz arrive aux termes de ses achats, ayant finalisé un deuxième lot avec 18 méthaniers Q-Max, la version XL des transporteurs de GNL standard. Et ils ont d'ailleurs été confiés à des chantiers chinois.
Alarmistes les rapports ?
Selon Clarkson Research, sur les 10,34 millions de TBC (tonnes brutes compensées, mesure de référence) commandés au premier trimestre, la Chine a raflé 4,87 millions de TBC, soit 47,1 % du total, devant la Corée (4,49 millions de TBC, soit 43,4 %). Mais par rapport à la même période de l'année dernière, l’industrie sud-coréenne a nettement amélioré ses positions, enregistrant une augmentation de 32,9 % en volume et de 41,4 % en valeur pour atteindre 13,57 Md$.
Or, il pourrait s’agir d’un rebond tout à fait conjoncturel. En avril, dernières données disponibles, la Chine s'est montrée très performante avec 3,58 millions de TBC (91 navires) soit 76 % des contrats de construction signés au niveau mondial. La Corée a dû se contenter de 670 000 TBC et 13 navires, à peine 14 % des ordres pris.
« Bien qu'il soit positif que les constructeurs navals coréens aient obtenu de bonnes commandes au premier trimestre, il est quelque peu anormal que les transporteurs de GNL, de GPL et d’ammoniac, qui représentent un faible pourcentage dans le transport maritime, pèsent à hauteur de 77 % du total sud-coréen », poursuivent les économistes de KIET.
La construction navale mondiale très agitée
La Chine n’est pas seulement handicapante pour son voisin, elle l’est a fortiori pour les industries américaines et européennes.
Bien qu’il se défende de vouloir provoquer un affrontement sur le terrain commercial avec la Chine, Joe Biden a annoncé vouloir tripler les droits de douane sur l'acier et l'aluminium chinois et s’attaquer au chantier de la construction navale. Le 17 avril, Pékin a dû prendre acte de l'enquête menée par Washington sur des « pratiques déloyales de la Chine dans les secteurs de la construction navale, du transport maritime et de la logistique ».
L’enquête conduite par la représentation américaine au Commerce (USTR) est une réponse à une requête de cinq organisations syndicales du secteur qui soutiennent que la concurrence déloyale et l'acier subventionné ont aidé le géant chinois à asseoir sa domination mondiale. Ces derniers attendent du gouvernement américain, à quelques mois d'élections stratégiques pour l'avenir du pays, une stratégie qui permette de reconstruire les capacités nationales de construction navale.
Outre-Atlantique, il se construirait moins de 10 navires par an. « Les États-Unis considéraient autrefois leur flotte marchande et leurs chantiers navals comme des capacités stratégiques, et les navires et les chantiers navals étaient subventionnés par les contribuables », a rappelé l'US Naval Institute dans une récente publication.
Les subventions ont été supprimées dans les années 1980 et la « contribution des États-Unis à la production mondiale est passée de 0,50 % à environ 0,05 %. Sur la base des coûts de main-d'œuvre et de construction, les chantiers navals américains ne peuvent pas rivaliser. Sans une offre régulière de contrats, ils ne peuvent pas maintenir l'infrastructure industrielle ou employer des travailleurs qualifiés », peut-on aussi lire.
En Europe ?
Les États membres européens ont adopté vendredi dernier les conclusions du Conseil européen sur la stratégie visant à renforcer la compétitivité de l'industrie européenne. Dans ce document de 18 pages, aucune mention de la construction navale. Seul, le point 36 « invite la Commission à élaborer une nouvelle politique qui soutienne l'industrie maritime européenne, essentielle pour les intérêts stratégiques de l'Union, dans la transition numérique et écologique, et qui englobe toutes les dimensions de la compétitivité du secteur ».
Adeline Descamps
>>> Lire sur ce sujet
En dix ans, l’Asie a remodelé la chaîne d’approvisionnement mondiale
Chine/États-Unis : protectionnisme et escalade douanière pour horizon indépassable ?
Guerre commerciale États-Unis/Chine : salve de droits de douane sur plusieurs produits chinois
La Chine dans les ports européens, une présence réelle ou fantasmée ?
Après les méthaniers, la Chine s'attaque à la construction des navires verts
Raid des chantiers navals japonais sur l’ammoniac