La Russie continue de mettre les nerfs des parties prenantes de l'Initiative céréalière de la mer Noire à rude épreuve. Après avoir menacé à plusieurs reprises de dénoncer l’accord signé avec son voisin ukrainien pour permettre le transit en mer Noire des céréales en dépit du blocus maritime, Moscou a accusé Kiev il y a quelques jours d’avoir instauré un système de pots-de-vin auprès des armateurs de façon à effectuer des inspections sous le couvert de l’accord « dans le but de maximiser les profits commerciaux ». Les transporteurs qui auraient refusé de s’y soumettre auraient été contraints de patienter pendant plus d'un mois avant d'être enregistrés.
Interdiction d'importation des céréales ukrainiennes
Ces nouvelles tensions interviennent alors que la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie ont mis l'embargo sur les exportations de céréales ukrainiennes au prétexte qu'elles déstabiliseraient leurs marchés agricoles. Ce qui a provoqué une vive réaction de Bruxelles. Mais la volatilité des cours agricoles, consécutive aux à-coups sur le marché en raison du conflit, a fini par mettre en colère les agriculteurs polonais et par provoquer une crise politique dans le pays obligeant à la démission le ministre de l'Agriculture, Henryk Kowalczyk.
Ce n'est qu'un énième coup de canif dans cet accord qui tient à un fil de plus en plus ténu. L'accord, signé sous l’égide de l’ONU en juillet 2022 avec la médiation de la Turquie, est sans cesse menacé, ne serait-ce que pour sa durée à chaque fois limitée dans le temps. À chaque échéance (la prochaine est le 18 mai), Moscou menace de se retirer. Ainsi le 18 mars dernier, Moscou a finalement signé in extremis le renouvellement mais pour une courte durée de 60 jours. L'accord avait été prolongé une première fois en novembre pour une période de 120 jours. Mais non sans avoir au préalable fait pression pour obtenir une levée des sanctions occidentales sur ses propres exportations de céréales et d'engrais, qui ne sont pas formellement concernées par les sanctions. Mais les restrictions sur les paiements, la logistique et l'assurance qui en découlent les condamnent de facto.
De son côté, l'Ukraine, qui plaide pour porter la durée du contrat à un an, a accusé à plusieurs reprises la Russie de retarder les inspections des navires en n’allouant pas des ressources suffisantes. Le sous-dimensionnement des inspections serait responsable de l'accumulation de navires en attente. Le pays, pôle mondial de premier plan pour l'exportation de céréales, demande en outre une extension au-delà des trois ports de l’accord initial, à savoir Odessa, Yuzhnyi et Chornomorsk, afin d’intégrer un quatrième port : Mykolaïv, qui représentait 35 % des exportations alimentaires ukrainiennes avant l'invasion russe.
23 Mt de céréales exportées en huit mois
La mise en œuvre de l’accord a permis jusqu’à présent l'exportation d'un peu plus de 23 Mt de céréales selon les Nations Unies, dont près de la moitié a été livrée à des pays en développement (49 %), et autant à des pays développés (45 %) tandis que 6 % ont été expédiés vers les moins développés. Du grain à moudre pour Moscou, affirmant que l’opération ne profite pas à ceux qui ont le plus besoin. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) estime néanmoins que l'opération a « contribué à faire baisser les prix des produits alimentaires et à stabiliser les marchés mondiaux ».
Une inflation supérieure à 5 % dans les pays à faible revenu
Le conflit a provoqué une volatilité des prix mondiaux du blé tout au long de l'année, contribuant à la hausse des prix des denrées alimentaires, avec une inflation supérieure à 5 % dans plus de 80 % des pays à faible revenu, selon la Banque mondiale.
Les prix se sont cependant stabilisés en 2023, chutant d'environ 13 % depuis le début de l'année.
L'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) considère que la guerre a poussé 10,7 millions de personnes supplémentaires en situation de faim chronique en 2022, s'ajoutant aux 800 millions de personnes déjà touchées.
Au menu des réunions préparatoires du G7
L'accord céréalier s'est manifestement invité au menu des réunions préparatoires au sommet des chefs d'État dans le cadre du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni), qui se tiendra à Hiroshima du 19 au 21 mai sous la présidence japonaise.
Tout en reconnaissant le « rôle capital » joué par les corridors pour ne pas aggraver la crise alimentaire, les ministres des Affaires étrangères du G7 réunis à Karuizawa, ont posé le sujet sur la table en appelant, le 18 avril, « la Russie à cesser de menacer l'approvisionnement mondial en denrées alimentaires et à permettre à l'Initiative céréalière de la mer Noire de fonctionner indéfiniment et au maximum de ses capacités. »
La « black sea initiative » figure déjà dans le communiqué final publié le 23 avril par les ministres de l'Agriculture du G7, réunis pendant deux jours à Miyazaki au sujet des « défis et des opportunités pour les futures politiques agricoles et alimentaires ».
« Nous soutenons fermement la prolongation, la mise en œuvre intégrale et l'extension de l'initiative, est-il écrit. Nous condamnons les tentatives de la Russie d'utiliser la nourriture comme moyen de déstabilisation et comme outil de coercition géopolitique ». Il est aussi fait mention d'un soutien du G7 aux actions de « déminage des terres agricoles et de reconstruction des infrastructures agricoles ».
La question céréalière ukrainienne sera aussi sur la table lors de la rencontre prévue la semaine prochaine à New York entre le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres.
Les politiques agricoles en débat
La FAO estime que 20 à 30 % de la superficie des cultures de blé d'hiver semées en Ukraine l'année dernière ne seront pas récoltées cet été, notamment en raison de la pénurie de carburant et de l'état des champs. Les récoltes et les exportations pourraient être ainsi inférieures de 50 % cette année aux niveaux d'avant-guerre.
Un autre débat pointe alors que les céréales sont aussi utilisées pour produire les biocarburants qui portent un enjeu fort de réduction des émissions.
Réduire de 50 % la quantité nécessaire à la fabrication de l'éthanol aux États-Unis et en Europe « permettrait de compenser toutes les pertes d'exportations de blé, de maïs, d'orge et de seigle ukrainiens », soutient la société de recherche World Resources Institute dans un article publié le 1er avril 2022.
Adeline Descamps