Le fait de faire fabriquer en Chine, d’embarquer les produits qui y ont été manufacturés au départ de ports dont la productivité est record et de les expédier pour quelques centaines de dollars à l’autre bout de la planète a sacrément perdu de l’éclat ces derniers mois.
La pandémie a eu l’effet d’un réveil brutal pour de nombreuses entreprises. Le fonctionnement au ralenti de la seconde puissance économique mondiale du fait des confinements ainsi que les graves dysfonctionnement dans les chaînes d’approvisionnement ont laissé nombre d’entre elles avec des usines à l’arrêt et des entrepôts vides.
Finie la course aux coûts de production, à la main d’œuvre bon marché et à la politique réglementaire accommodante? Et retour aux sources, à une localisation de la production plus proche du lieu de la consommation?
Certains veulent y croire, appuyant leur thèse sur l’idée que les épisodes épidémiques, le blocus du canal de Suez et la guerre en Ukraine ont révélé les risques d’une économie interconnectée. Énorme pression inflationniste – flambée des tarifs de transport, des prix des matières premières et des énergies – et supply chain ravagée en seraient les signes les plus manifestes.
La réduction de la consommation énergétique imposée par le conflit russo-ukrainien et le réchauffement climatique pourrait donner la dernière impulsion.
Une étude menée par Alvarez &Marsal indique que 70 % des 30 principaux détaillants européens, échaudés par les retards et la mise en danger des stocks, ont revu leurs chaînes d’approvisionnement. Près de 15 % ont accru leur sourcing auprès de fournisseurs de leur pays et près de la moitié (42 %) prévoient de le faire dans un délai d’une année.
En réalité, les chaînes d’approvisionnement mondiales ont été perturbées bien avant l’émergence du coronavirus. Le « nearshoring » – qui consiste à rapprocher la production du marché cible –, a commencé en effet après le tsunami qui a frappé le Japon en 2011 et mis une partie importante de la base industrielle de l’un des principaux fournisseurs mondiaux de semi-conducteurs et de composants électroniques sous l’eau.
Les guerres tarifaires entre la Chine et les États-Unis ensuite – qui ont augmenté les coûts de la chaîne d’approvisionnement jusqu’à 10 % pour plus de 40 % des entreprises (selon Gartner) – ont fait prendre conscience aux responsables logistiques de la nécessité « de ramener les choses là où elles ont un peu plus de contrôle ». Les importations américaines de produits manufacturés en provenance de Chine ont baissé dans des proportions à deux chiffres entre 2018 à 2019. Dans le même temps, les achats auprès des pays d’Asie du Sud-Est ont augmenté de 31 Md$ et de 13 Md$ avec le Mexique.
Retour des stocks
La dernière vague épidémique en Chine au second trimestre a ravivé les inquiétudes concernant la « dépendance à une source unique ».
D’après une enquête menée par la Chambre de commerce européenne en Chine, près d’un quart des sondés envisageaient alors de transférer leurs investissements hors de Chine, soit plus du double du niveau enregistré au début de l’année.
Le groupe italien de prêt-à-porter Benetton a pour sa part annoncé une réduction de moitié de sa fabrication en Chine et le transfert vers les Balkans et l’Europe de l’Est.
De même, Ikea programme le rapatriement d’une partie de sa production en Turquie, pays qui enregistre un boom de ses exportations vers l’UE depuis le deuxième trimestre 2021. Les perturbations en Asie de l’Est n’y sont pas étrangères.
Walmart, Boeing et Ford font aussi partie de ceux qui ont annoncé se tourner vers des sites plus proches de leur marché national.
De façon plus probante, les lignes sont en train de bouger dans la logistique. Pendant des décennies, l’organisation était calquée sur du « juste à temps »: fabrication délocalisée, stocks à minima et contrats à court terme pour être aussi flexibles que possible. Désormais s’affirme un modèle en « juste au cas où ». Le coût reste un facteur clé, mais la qualité et la disponibilité des produits sont tout aussi prépondérants.
« On sort de l’école dogmatique du “just in time” et c’est l’avènement du “just in case”. Il consacre le retour du stock », confirme Jérôme de Ricqlès, expert du transport maritime chez Upply, place de marché digitale pour les professionnels du transport. « Les responsables logistiques font aujourd’hui des choses pour lesquelles ils se seraient fait virer il y a trois ans. Il y a trop d’incertitudes. On ne peut plus avoir la prétention de piloter quelque chose qui n’est pas pilotable donc on applique le principe de précaution », ajoute l’ex-dirigeant France de la compagnie japonaise NYK.
Aussi, les grandes entreprises cherchent à créer des « miroirs », c’est-à-dire des sources d’approvisionnement redondantes dans deux ou plusieurs pays de façon à déplacer facilement les opérations en cas de catastrophe naturelle ou d’un événement de type pandémique, appelé à se répéter selon les experts.
Destinations Vietnam et Mexique
Le Vietnam, l’Inde et le Mexique font partie des grands gagnants du chambardement (cf. plus loin).
La migration de l’industrie manufacturière vers les pays voisins de la Chine, dont le secteur de l’habillement est le fer de lance, s’est accélérée à la faveur de la pandémie. C’est particulièrement flagrant dans les données douanières d’avril. Le taux de croissance (en valeur) des exportations chinoises vers les États-Unis et l’Union européenne a glissé à 9,4 % et 7,1 %, par rapport aux niveaux à deux chiffres enregistrés les précédentes années.
En comparaison, le Vietnam a vu ses exportations augmenter de plus de 30 % vers ces deux destinations. Le transfert vers l’Asie du Sud-Est reste toutefois négligeable. Selon les données les plus récentes de la Banque mondiale, la part de la Chine dans l’industrie manufacturière mondiale est de 30 % contre 5 % pour l’Asie du Sud-Est.
Ce n’est en tout cas pas suffisant pour s’affranchir de la dépendance chinoise. Pour de nombreux produits, les usines des pays voisins utilisent toujours des composants et des matières premières fournies par le géant asiatique en dépit du déplacement de l’assemblage final. Ainsi la Chine représente près d’un tiers des importations vietnamiennes dans le secteur manufacturier.
Aussi, la pandémie a fini par desservir les pays d’Asie du Sud-Est, qui figuraient jusqu’à présent parmi les « options les plus prometteuses en raison du savoir-faire établi, du faible coût de la main-d’œuvre et d’une pandémie relativement sous contrôle », explique Ganyi Zhang, qui analyse les évolutions mondiales de la chaîne d’approvisionnement pour le compte d’Upply.
La contraction des activités manufacturières pendant cinq mois consécutifs en 2021 a contraint les entreprises de l’habillement et de la chaussure à rechercher d’autres sites de production à l’approche des fêtes de fin d’année, explique-t-elle. « L’une des options les plus sérieuses était alors… la Chine. »
Tectonique des flux ?
Rodolphe Saadé, PDG de CMA CGM, ne croit pas à la fin de la Chine en tant que point de sourcing clef pour presque toutes les grandes industries. La relocalisation en proximité de centres de production est envisageable quand le prix n’est pas le premier critère, concède-t-il.
Il reconnait qu’il n’y a plus de place pour une « mondialisation à outrance », que le commerce mondial doit être « plus équilibré » et que « la pandémie amène à réfléchir à de nouveaux modèles de la supply chain » pour s’adapter plus rapidement à des changements brutaux.
Mais pour le patron du troisième armement mondial, il n’y aura pas de tectonique des plaques à cet égard. Il constate cependant une plus forte régionalisation des flux.
« Les volumes au départ de la Chine continuent de se développer. On assiste à une croissance des trafics régionaux. On voit certains flux se déplacer, de l’Inde vers la France ou depuis la Turquie. En Asie du sud-est, le Vietnam et la Thaïlande deviennent des centres de production pour les chargeurs américains. En plus de la Chine, les importateurs essaient de trouver des zones de production qui n’en dépendent pas exclusivement », a-t-il expliqué au cours d’une audition devant les sénateurs.
« Le Covid a révélé que notre dépendance à l’égard la Chine était démesurée », explique pour sa part le dirigeant de la filiale française d’un armateur étranger, tenu à la discrétion par la politique de communication de la maison-mère. « Le déplacement du sourcing implique des changements dans les services maritimes et les hubs portuaires de transbordement. Il va donc y avoir un facteur temps. Cela ne pourra pas se faire du jour au lendemain ».
Pour Philippe Dumont, à la tête d’Ardex emballages qui fabrique et commercialise des emballages alimentaires à base de papiers, cartons et plastiques pour le compte d’industriels, de la grande distribution et des chaînes de restauration, la solution n’est tout simplement pas envisageable dans son secteur.
« Il faudrait commencer par avoir les machines-outils. Les coûts et délais de fabrication dans un contexte où les prix de l’acier et de l’aluminium ont doublé voire triplé pour des produits pauvres en valeur ne seraient pas tenables. Si on n’a pas investi avant, on n’a encore moins de raison de le faire aujourd’hui. » Pour l’entreprise, le contenu d’un de ses conteneurs vaut actuellement bien moins que cela ne lui coûte rien que pour le transporter.