Tensions sur les chaînes logistiques mondiales: et après?

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La crise sanitaire a mis en évidence les dépendances et interdépendances d’une chaîne de production concentrée à certains endroits du globe qui se paient aujourd’hui en vulnérabilités. Quelle empreinte les dysfonctionnements laisseront-ils demain?

« Quand vous êtes dans une conjoncture de forte demande, vous êtes inévitablement à la merci du moindre choc sur la chaîne de valeur », pose d’emblée Thomas Grjebine. Le responsable du programme Macroéconomie et finances internationales au centre français d’étude et de recherche en économie internationale (CEPII) intervenait lors d’un débat organisé par L’Opinion sur les tensions qui s’exercent depuis de long mois sur des chaînes logistiques mondiales à bout de souffle: forte demande et offre contrainte, flambée des prix du transport et des matières premières, pénuries des intrants, désorganisation logistique, délais de livraison records, appareil productif mondial en surchauffe, congestions irréductibles dans les ports, fermetures d’usines, inflation généralisée en solde de tout compte pour le consommateur final, etc. L’économiste a remis tout cela dans l’ordre, les événements post-Covid n’étant que la suite logique des dépendances et interdépendances d’une chaîne de production globalisée, intégrée et concentrée à certains endroits du globe, avec effet domino sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Quelques données-chocs donnent une idée de l’abîme mondial et de ses conséquences: 63 % de la production de semi-conducteurs sont localisés à Taïwan. 90 % de l’aluminium essentiel à l’industrie automobile sont concentrés en Chine, dont 44 % dans la seule ville de Yulin, alors que les cours du métal ont franchi les 1 000 $/t. En bout de chaîne, hérésie économique: Renault a son carnet de commande gonflé à bloc mais est contraint de fermer la moitié de ses usines en France. Plus globalement, 45 % des entreprises industrielles en France déclarent leurs activités contraintes par des difficultés d’approvisionnement, selon une estimation de l’Insee réalisée en octobre. Selon le Centre français d’étude et de recherche en économie internationale (CEPII), les coûts de production ont augmenté de 14 % en Allemagne, en un an et de 10 % en France.

Prévoir des soupapes

« La congestion portuaire, qui peut immobiliser nos navires pendant 14 jours à l’ancre au large des grands ports mondiaux, entretient ce déficit d’offre et de demande que l’on n’arrive pas à combler », confirme Christine Cabau-Woehrel, à la tête des avoirs industriels et des opérations du groupe CMA CGM. « Nous sommes aujourd’hui dans une situation de disruption totale de la supply chain. » Pour l’ancienne présidente du directoire de port de Marseille, « les infrastructures de transport ne sont tout simplement pas prêtes à répondre à des changements aussi brutaux. Il va falloir disposer d’un système de soupape pour qu’elles puissent absorber des accélérations soudaines pendant un certain temps. Il faudra aussi réfléchir au prix économique de ce fonctionnement ». Ayant manifestement réfléchi au monde logistique de demain, nécessairement plus résilient, elle appelle à une révolution culturelle dans la façon de penser la chaîne logistique, semblant condamner le just-in-time, qui permet aujourd’hui de commander à tout moment. « Chez CMA CGM, on considère que la crise sanitaire n’est pas un acte isolé. Il faut revoir notre façon de faire et de travailler avec nos clients de façon à mieux anticiper. » C’est dans cette logique que l’armateur souhaite développer les contrats de long terme au détriment du spot. Et c’est aussi pour engager le dialogue que le troisième armateur mondial a décidé de caper ses taux de fret jusqu’en février.

Relocalisation stratégique

Christine Cabau-Woehrel croit à la relocalisation stratégique, mais sous la forme d’une régionalisation de certaines fabrications. Est-ce que « fabriquer un peu plus près de chez nous » va changer radicalement la façon dont la Chine et l’Asie trustent l’appareil de production? « Pas vraiment », répond-elle. « L’Asie reste irremplaçable et l’on ne relocalise pas aussi facilement de tels volumes, mais régionaliser pour répondre à une demande de juste-à-temps peut être intéressant. » La compagnie semble aussi prête à revoir sa routine portuaire. « On utilise toujours les mêmes ports pour faire transiter les marchandises. Nous sommes prêts à élargir l’éventail pour utiliser au mieux les infrastructures », s’engage-t-elle. Au royaume du conteneur, l’organisation du transport maritime se fait en « hub and spoke » et les alliances maritimes sont souveraines sur la sélection des ports d’escale et la configuration du réseau. La mondialisation choisit également ses cibles. En l’occurrence, elle a fait de l’Asie-Pacifique un pivot des ports mondiaux de conteneurs et de la manutention, la région représentant plus de 42 % du nombre de ports, 60 % des escales et près des deux tiers du volume traité. Avec 228,6 MEVP et 27 ports, la Chine contribue à hauteur de la moitié de tous les volumes portuaires de la région et à un quart des transits mondiaux.

Sourcing à revoir

« La relocalisation est possible si les savoir-faire industriels existent », recontextualise Franck Mathais, le représentant de JouéClub, qui importe d’Asie ses jouets pour ses propres magasins mais est aussi en tant que client de grandes marques internationales. « La donne sur les capacités de production change en effet si on supprime le coût du transport au prix où il est pratiqué aujourd’hui. Cela permet de reconsidérer le sourcing en provenance d’Asie, voire d’imaginer être compétitif en France. Mais cela n’a rien d’évident ». Ayant anticipé les tensions en observant ce qui se passait aux États-Unis, l’enseigne spécialisée a avancé de trois mois ses commandes, qui sont en temps ordinaire passées six mois avant Noël. En ayant donc reporté de onze mois au total, JouéClub peut se targuer d’avoir 20 % de stocks en plus que lors de la précédente saison. « Avec la hausse des coûts de production, nous avons 30 % des jouets en magasins dont les prix ont augmenté », reconnaît-il toutefois. Le coût du transport maritime ayant été multiplié par dix en un an, ajoute-t-il, une partie des produits, selon leur volume et leur valeur, n’a pas été reconduite au catalogue cette année. Quant au sourcing, le spécialiste du jouet y veille. Cela fait quelques années à vrai dire qu’il mène une revue stratégique « pour relocaliser ce qui est peut l’être ». Dans l’immédiat, il fait surtout la chasse au vide. « On veille à ne pas transporter de l’air qui coûte trop cher. Ainsi, on envisage de ne plus importer le produit fini mais désassemblé pour le réassembler ensuite, en proximité des centres de consommation. »

À tout prix

« Toute la question est de savoir si le choc va être temporaire ou suffisamment durable pour justifier les investissements », conclut Thomas Grjebine. « Vous n’allez pas modifier vos capacités de production de façon substantielle si vous estimez que tout va redevenir normal. » L’autre question est celle du coût, renchérit Franck Mathais qui pense « au prix acceptable pour le consommateur final ». Quel est le véritable prix d’un service maritime? Là est la vraie question. « Il a un coût et se paie », avait eu l’occasion de placer Rodolphe Saadé, le PDG du groupe CMA CGM, lors d’un rendez-vous international.

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