La France est sortie du confinement. La situation est disparate selon les segments du transport maritime. Où se situent pour Armateurs de France les points de vigilance?
Jean-Emmanuel Sauvée: Le manque de visibilité est bien le paramètre le plus dur à gérer actuellement. Il est difficile de se projeter à trois mois et a fortiori à un an. La situation reste compliquée pour le transport passagers et la croisière, les opérations étant suspendues. Il y a des signes cependant encourageants, notamment du côté de l’aérien, avec la reprise d’une partie de l’offre. Mais globalement, si certains pays sont sortis du confinement, le monde reste cloîtré et la circulation des personnes très contrainte. En revanche, les marchandises circulent. Et heureusement. Cela aurait été une catastrophe mondiale sans précédent aux conséquences absolument dramatiques si tel n’avait pas été le cas.
Est-ce que la crise a révélé ou exacerbé des fragilités propres au transport maritime?
J.-E.S.: Le contexte est encore très mouvant. J’aurais plutôt tendance à penser, au contraire, que le shipping français, de par sa diversification, a bien résisté. Et cela vaut aussi pour l’offshore pétrolier, passé ces dernières années par de terribles moments. Il est impacté bien évidemment mais sur certaines sous-activités, comme la pose de câbles sous-marins, les navires ont été largement utilisés. Quoi qu’il en soit, nos fondamentaux, l’agilité et le souci environnemental, ont été mis en valeur par cette crise.
Les changements d’équipage ont fortement handicapé les opérations des armateurs. Qu’en tirer comme enseignements?
J.-E.S.: Le transport maritime est par essence mondial. Il dépend donc d’un environnement international. En l’occurrence, il s’est retrouvé pris au piège des conditions extrêmement dégradées du transport aérien puisque il n’y avait quasiment pas d’avions. Les relèves restent encore problématiques aujourd’hui parce que les vols sont annulés faute de passagers, parfois quelques heures avant le départ. Face à cela, il y a les armateurs qui se mobilisent pour trouver des solutions, certes imparfaites, mais volontaristes. Et d’autres qui baissent les bras et choisissent de prolonger les contrats de travail. Les armateurs français ont eu à cet égard un niveau extrêmement élevé d’exigence, faisant de la relève une de leurs priorités. Certains sont allés jusqu’à affréter des avions.
Et si on devait vivre à nouveau une situation similaire, serait-ce différent?
J.-E.S.: On a découvert l’importance de cette problématique dans une circonstance très particulière. Les organisations représentatives du secteur ont bien pris la mesure de la problématique. Donner aux marins le statut de « travailleurs essentiels » pour faire fonctionner l’économie mondiale ne devrait plus être un sujet. Mais on ne pourra pas pour autant obliger les compagnies aériennes à faire voler des avions avec dix marins.
Vous êtes arrivé à la tête d’Armateurs de France dans cette période un peu compliquée. Est-ce que le programme de votre mandature a été revu à la lumière du choc que le secteur vient de vivre?
J.-E.S.: Oui, forcément. Quand on établit une stratégie, le court terme est à considérer. Notre stratégie pour la marine marchande française est extrêmement ambitieuse. Elle fait écho à la politique maritime tout aussi ambitieuse portée par le président de la République qui, encore dernièrement, à une heure de grande écoute, devant des millions de français, a parlé « d’accélérer la stratégie maritime ». Nous avons entendu à maintes reprises les plus hautes autorités de notre pays dire que « le XXIe siècle sera maritime ». Certes, mais assurément pas sans les armateurs français.
Armateurs de France est sans doute à l’origine de la plupart des demandes contenues dans le très dense rapport « Happy blue days » remis au gouvernement. Certaines nécessiteront des aménagements législatifs. Vous ne craignez pas l’effet repoussoir?
J.-E.S.: Il est dans l’intérêt national d’avoir une marine marchande puissante et une flotte sous pavillon français. Gérer une transition éco-énergétique nécessite des investissements conséquents dans la flotte. On voudrait surtout et avant tout que ce rapport soit consensuel, partagé avec les autorités, l’administration et nos équipages. Il sera présenté une fois ces étapes assurées mais nous avons en effet des exigences.
Les syndicats de marins ont énormément d’attentes sur la relance, qui ne doit pas être seulement verte, selon eux, mais aussi sociale.
J.-E.S.: Nous devons aux représentants des marins un dialogue franc, sincère et constructif. Nous prendrons des initiatives très prochainement sur des sujets sensibles et qui leur seront très favorables. Nous sommes tous d’accord sur les objectifs. Il faut désormais que des modèles économiques puissent absorber ces ambitions. Mais je considère que le bon moment est opportun pour les initiatives.
On a beaucoup parlé, pendant cette crise, de la nécessité de repenser les échanges internationaux. Faites-vous partie de ceux qui pensent que c’est nécessaire?
J.-E.S.: Des choses vont se faire naturellement, d’autres seront imposées dans le cadre de politiques internationales ou nationales. On parle de régionalisation aujourd’hui, ce n’est pas du tout incompatible avec le maritime. Quoi qu’il en soit, Les échanges au long cours resteront indispensables.
* Jean-Emmanuel Sauvée a cofondé et préside la compagnie de croisière Ponant.