Ce qui se joue actuellement dans le ferry en Méditerranée a tout du jeu d’équilibrage Tetris. On ne sait pas qui va résister à la chute continue des tétrominos aux effets dominos. Faute de n’avoir jamais été traitée, la question de la concurrence entre le premier registre français et le pavillon international italien, réputé pour ses dispositions sociales très accommodantes, s'invite en ce début d'année. Et la discussion risque de s'exprimer dans des termes abrupts car la libéralisation des lignes méditerranéennes condamnerait le seul régime applicable en France pour le transport de passagers national.
Péché originel
Depuis l’OPA exercée par Corsica Linea sur la desserte maritime de la Corse (DSP) au départ du port de Marseille (l’enveloppe budgétaire de 107 M€ par an, qui doit permettre d'assurer la continuité territoriale avec cinq ports corses, n'octroie à La Méridionale que la couverture de Porto Vecchio et la demi-desserte d’Ajaccio), « on assiste à un jeu de chaises musicales et on se demande qui, à ce stade, va rester debout », balaie Paul Tourret, directeur de l’Institut supérieur d'économie maritime (Isemar), un des meilleurs connaisseurs du ferry et du roulier européen. En revanche, ceux qui ont toutes leurs chances de s’asseoir ne feront pas, en toute probabilité, les affaires du pavillon national, est-on tenté d’ajouter.
Écartée, l'historique « sleeping partner » de la DSP corse, La Méridionale, passée en juin 2023 dans le giron de la CMA CGM, cherche à « donner un sens à sa vie », selon les bons mots d’un observateur amusé, en se raccrochant au fret marocain et en s’accrochant à son nouveau projet. La plus vieille compagnie de Marseille, qui possède actuellement quatre navires (deux ro-pax en commande au GNL), envisage d'attaquer Bastia depuis Toulon, hors DSP, sans le fret et sous le Premier registre français face à la semi-italienne aux accents sardes Corsica Ferries, dont les navires naviguent sous le registre international italien aux coûts d’exploitation inférieurs de 30 à 40 % à celles de la France. Un projet-suicide, dénoncent les syndicats vent debout, qui, armés des rapports de la Cour des comptes, rappellent que « les lignes régulières annuelles et hebdomadaires de la Corse sont toutes déficitaires sans service public financé par l’État ».
Entrée en lice simultanée
Dans l'environnement actuel du ferry, électrique et dur comme vient de l'éprouver le détroit de Calais, l'ouverture par Grandi Navi Veloci (GNV), filiale de MSC, d'une ligne au départ de Sète vers l’Algérie fait figure d'affront. Pionnière des liaisons entre Sète et le Maroc, ayant prospéré sur la faillite des acteurs marocains Comanav et Comarit, GNV ne desservait jusqu'à présent que Nador et Tanger (167 escales, 164 000 passagers, 82 000 véhicules et 670 remorques). L’offensive italienne sur l’Algérie au départ d'un port français est une nouvelle menace pour les marchés maghrébins des deux opérateurs français régionaux, après l'implantation de Baleària aux navires immatriculés en Italie et à Chypre. La compagnie espagnole tâtonne toutefois. Après un navire affrété par l’État pendant la pandémie pour rapatrier les touristes depuis le Maroc, la société a lancé en 2023 une ligne estivale (mai-octobre) Sète-Nador (40 000 passagers et 22 000 véhicules) qu’elle a abandonnée cette année mais avec la promesse de revenir avec un navire de plus grande capacité que les 2 000 passagers du Regina Baltica (datant de 1979 !).
Si l’arrivée de GNV conforte Sète, historique port de transit des ressortissants marocains en passe de devenir un grand port roulier méditerranéen grâce à la dynamique de DFDS dans le roulier (avec la Turquie en maritime et avec Calais et la Grande-Bretagne en ferroviaire), elle ne fait pas les affaires de Corsica Linea. La société détenue par des intérêts corses, créée sur les cendres de la SNCM, dessert depuis 2023, Béjaïa et Skikda entre juin et septembre (une vingtaine d’escales, plus de 20 000 passagers) et avait pour seule concurrence Algérie Ferries avec sa ligne depuis Oran. Pirouette comme l’Histoire aime les glisser, GNV pourrait exploiter la ligne avec le Rhapsody, l’Ex-Napoleon Bonaparte de la SNCM...
Vent d'ouverture en Algérie
Pour ne rien arranger, la libéralisation du transport maritime en Algérie a créé un appel d’air. Alors que Corsica Ferries et Algérie Ferries semblent s'arranger du partage, depuis Marseille, du grand marché algérien (430 000 passagers pour le port phocéen), il va falloir accueillir deux nouvelles venues, Nouris el Bahr, une compagnie algérienne privée enregistrée aux Bahamas, et Aures, une autre ressortissante privée qui a annoncé, depuis Oran, ses ambitions sur la France (Sète) et l’Espagne, le tout sous le registre italien.
Ce sont ces glissements de terrain menaçants pour le Premier registre que dénoncent aujourd’hui les syndicats CGT de marins en déposant un préavis de grève. Ils redoutent qu’on leur impose le registre international. Cette inquiétude, non sans fondements, se surajoute aux incertitudes liées au devenir du transport maritime de continuité territoriale en délégation de service publique, que d’aucuns (Bruxelles ?), aimeraient déboulonner. « La défense du pavillon français premier registre et des emplois maritimes doit rester une priorité absolue, face à une politique qui menace directement notre avenir et celui de notre profession », plaide le délégué syndical CGT de La Méridionale, Jean-Mathieu Figarella dans un courrier adressé à sa direction avant Noël.
Chez Corsica Linea et La Méridionale, les équipages sont donc appelés à cesser le travail à compter du lundi 13 janvier, à 8h00 pour une durée de 48 heures dans tous les ports de la DSP ainsi que Toulon, Nice et Marseille, pour toutes autres destinations. Leurs revendications sont nombreuses, pas moins de huit motifs (cf. plus bas).
Un pîège social et politique
« À force d’atermoiements de l’État français et d’un manque de courage politique, on va se retrouver à faire le pire de ce qu'on peut faire, à savoir opérer des lignes internationales françaises sous le Premier registre, le plus cher en Europe, compte tenu des temps de travail, des grilles salariales…, autant de conditions qui n'ont aucun rapport avec le ferry européen. Résultat, on pourrait se faire dégommer par un GNV », lâche sans concession un consultant amené à travailler sur ces sujets. « Et ce n’est pas une première. Si l’on reste en Méditerranée, le cas de Corsica Ferries aurait dû être regardé de plus près ! On s’est débarrassé de la SNCM. On a créé Corsica Linea. Et d'un autre côté, on installe le dumping social avec Corsica Ferries et le registre italien. Les élus locaux et nationaux se sont bouché le nez car cela déverse 2,5 millions de touristes. Un piège social et politique à la française qui nous enferme dans des problématiques de navigants et asservit les opérateurs à leurs territoires », ajoute-t-il, plus tranchant.
Il y aurait pu avoir une solution, selon lui, à placer certaines routes maritimes internationales sous des conditions sociales plus adaptées. Schématiquement, pour exemple, que Corsica Linea ait une « division internationale avec quelques navires inscrits au Rif ». Le registre international français, aux règles d’embarquement de marins communautaires réduites (35 % contre 100 % pour le Premier registre), a été créé en 2005 à la suite de la remise du rapport du sénateur de Richemont qui incitait l’état à libéraliser davantage pour limiter l’érosion du pavillon national, tout en excluant du système le cabotage national, le transport de passagers des lignes intracommunautaires, les navires d’assistance portuaire et certains chalutiers.
« Le principe de la loi est la liberté totale de l’usage des registres dans l'espace européen, mais si on opte pour un pavillon français, on ne peut que choisir le Premier registre. Le Rif est tout simplement impraticable », décrypte Paul Tourret, dont le père Georges Tourret, ancien administrateur général des Affaires maritimes, est l'auteur de plusieurs réflexions sur le pavillon national. Un décret de 2006 porte exclusion du Rif en Méditerranée sur les lignes régulières à passagers France-Maghreb, et de ses règles de réciprocité pour que seuls les navires sous pavillon national naviguent entre La France et les pays du Maghreb.
Or, « les marchés du ferry sont largement libéralisés, affranchis des contraintes de registre et dont les équilibres économiques reposent sur des usages sociaux moins-disant avec des marins pas chers payés, que ce soit en Méditerranée avec les pavillons italien, espagnol, chypriote, ou en Europe du Nord avec un recours massif à des marins de l’Est », rappelle l’économiste, qui questionne autrement la pertinence du Premier registre. « On se retrouve quelque part dans la situation du Détroit lorsqu’Irish Ferries a attaqué le marché avec un pavillon chypriote très performant face à deux opérateurs historiques [Brittany Ferries et DFDS, NDLR] dont tous les membres d’équipage doivent être ressortissants d’un État membre de l’Union européenne. »
Grande restructuration du marché ferry européen
Pour l’historien du maritime, tout procède d’un seul et grand mouvement qui n’était pas prévu à l’agenda des affaires très corses des deux compagnies locales : la restructuration du marché méditerranéen autour de grands faiseurs qui sont en train d’aspirer de vastes territoires à mesure que les petits s’affaiblissent.
En Europe du Nord, le géant européen du ferry, le Suédois Stena, et son historique rivale, la vieille compagnie danoise DFDS, très dynamique sur le fret roulant assis sur une base industrielle solide (automobiles, papier, acier), se sont taillé un empire en mer d’Irlande, entre Pays-Bas et Grande-Bretagne, jusqu'à la Baltique, au travers d'acquisitions d’opérateurs ou de lignes dans la continuité de leur bastion nordique.
En Europe du Sud, l’Italien Grimaldi n’est pas qu’un acteur continental de lignes roulières océaniques vers les États-Unis, l’Amérique latine et l’Afrique de l’Ouest. Il s’est étendu sur tout le bassin ouest-méditerranéen via Grimaldi Ferries (passagers) et Grimaldi Lines (fret), déployant de nombreuses lignes, vers l’Espagne, exploitant à fond les autoroutes de la mer, puis vers la Baltique avant de prendre d’assaut, avec une flotte de fréteurs, le marché grec depuis l’Italie, profitant de l’absence de grandes figures armatoriales. La prise de contrôle de la Grecque Minoan fut son cheval de Troie.
Le Napolitain a pour véritable concurrence son voisin palermitain GNV. Avant d’être absorbée en 2011 par le groupe de la famille Aponté, le roi du conteneur au niveau mondial et l’un des trois leaders de la croisière, GNV appartenait à la famille Grimaldi à qui la compagnie doit son existence. Son internationalisation a été progressive depuis l’Italie avec des lignes vers la Tunisie, l’Espagne, le Maroc…. « MSC profite du trésor de guerre accumulé depuis la pandémie avec ses porte-conteneurs pour pousser ses activités connexes. GNV peut s’offrir un empire et il le fait à la façon de la maison-mère, avec des navires âgés et des équipages low cost », estime Paul Tourret. L’Italienne aligne aujourd’hui 25 navires, exploite 31 lignes dans sept pays, depuis et vers la Sardaigne, la Sicile, l’Espagne, la France, l’Albanie, la Tunisie, le Maroc et Malte. « C'est peut-être notre précaire équilibre entre le premier registre de la DSP, la niche franco-maghrébine et le petit pavillon italien Corsica Ferries sur la Corse qui en train de voler en éclats », tranche-t-il.
Un grand marché pour le ferry, la Méditerranée ?
Le marché méditerranéen du ferry n’est pourtant pas une grande partie d’échec en bois précieux et pièces d'ivoire comparé aux vastes hinterlands nord-européens. « Les marchés sont certes plus éclatés mais néanmoins structurels, nuance l'économiste. En Europe du Nord, rares sont les doubles opérateurs sur les mêmes lignes port à port, alors qu’au Sud, les affrontements commerciaux sont légion, notamment sur les îles fortement peuplées et/ou très fréquentées par les touristes, à l’instar de la Sardaigne, des Baléares ou les Canaries. Il y a les volumes passagers et fret du Maroc [trafic avec l’Europe autour des quatre millions de passagers, dont 140 000 pour Sète, NDLR], de la Sicile, de la Grèce depuis l'Italie, et enfin le marché de remorques avec la Tunisie [800 000 passagers, dont 300 000 pour Marseille avec la Cotunav et DFDS, NDLR] ». Sachant que ces dessertes sont opérées sous des auspices avantageux au moyen d'une flotte de navires âgés, souvent réformés d'Europe du Nord (le passage à la zone d’émissions contrôlée va changer la donne). Si les marchés ne sont pas démesurément grands, ils sont donc rapidement profitables.
Gibraltar et Baléares, terres de conquêtes
La bataille en Méditerranée n’est pas une vue de l’esprit. Depuis 2022, les Baléares est un champ d’action actif où s’affrontent trois Hercule, l’Espagnol Baleària et les Italiens Grimaldi (via Trasmed, ex-Armas Trasmediterránea rachetée en 2021) et GNV, qui alignent une offre bien supérieure à ce que le marché peut assimiler. L’arrivée en 2021 de GNV apporte un témoignage supplémentaire des ambitions « Grande Méditerranée » de ce dernier. L’outsider n’aura pas la tâche facile face à Baleària, qui contrôle plus du 50 % du marché avec sa desserte quotidienne des quatre îles de l’archipel. Mais c’est sur le fret qu’ils entendent manifestement s’affronter. À la différence du trafic avec l’autre archipel espagnol (Les Canaries), il n’y a pas de lignes régulières de conteneurs, ce qui ouvre un boulevard au ro-pax.
Sur le détroit de Gibraltar, c’est une autre compétition qui se joue, celle-là orchestrée depuis le Nord de l'Europe. DFDS a acquis en 2023 FRS Iberia, société contrôlant 30 % du marché des ferries du sud de l'Espagne et du Nord du Maroc, et seule à exploiter trois lignes avec sept navires. Stena est entré, en avril dernier, au capital de la compagnie marocaine de ferries Africa Morocco Link à hauteur de 49 %. La Marocaine exploite une ligne entre Tanger Med et Algésiras. Le trafic de véhicules (camions, remorques et semi-remorques) entre les deux ports, qui a bondi de plus de 65 % en neuf ans, aiguisent les couteaux. Les exportations marocaines vers l’Espagne et le reste de l’Europe ne cessent de progresser sous l’effet de la réorganisation mondiale des chaînes logistiques (nearshoring). En 2023, le groupe Inditex (Zara, Stradivarius, etc.) a par exemple accru le nombre de ses fournisseurs au Maroc (+ 18 %) tout en réduisant son réseau en Chine (- 9 %). Les usines de Renault en Espagne livrent en moteurs et boîtes de vitesse les sites de Melloussa (Tanger) et de Casablanca, dont la production est destinée essentiellement à l’exportation.
Les opérateurs nordiques s’infiltrent ici sur le précarré des Titans locaux, Armas Trasmediterránea et Baleària tandis que de nouveaux impétrants s'aventurent. Maersk, le numéro deux mondial du conteneur, a lancé en septembre 2023, le Morocco Bridge, un service régulier entre Algésiras et Tanger Med associé à un pré et post acheminement terrestre et ferroviaire, via Barcelone, Maroc, en Espagne et France, au menu. Tous ont un commun : le sens de l'audace et pour le moins, un goût prononcé pour le risque.
Adeline Descamps
Les syndicats CGT de Corsica Linea et de la Méridionale craignent pour leur Premier registre
Chez Corsica Linea et La Méridionale, les équipages sont donc appelés à cesser le travail à compter du lundi 13 janvier, à 8h00 pour une durée de 48 heures dans tous les ports de la continuité territoriale ainsi que Toulon, Nice et Marseille, pour toutes autres destinations. Leurs revendications portent autant sur l’usage du pavillon que sur l’intégration dans le très attendu budget 2025-2030 de la dotation de continuité territoriale (50 M€), perdue dans les méandres du gouvernement Barnier.et portent autant sur l’usage du pavillon que sur l’intégration dans le très attendu budget 2025-2030 de la dotation de continuité territoriale (50 M€), perdue dans les méandres du gouvernement Barnier.
Il est aussi question de la récupération des aides d'État illégales perçues par leur bête noire, Corsica Ferries, entre 2002 et 2022 (quelque 400 M€), et de la mise en œuvre des sanctions « à la suite des infractions relevées par l'inspection du travail et les inspecteurs français de l'État du Port, à l'encontre de Corsica Ferries ».
Il est aussi demandé d’intégrer dans le marbre du décret de la flotte stratégique française « des lignes, navires et personnels navigants et sédentaires sous pavillon Ier registre des compagnies opérant la DSP de la Corse ainsi que des lignes régulières à passagers entre la France et les pays du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie) », fait valoir Frédéric Alpozzo secrétaire général du syndicat CGT des marins de Marseille dans un courrier adressé à la direction en date du 25 décembre. La CGT demande enfin le retrait des autorisations d’escale et de navigation attribuées à GNV, Baleària (et autre ?) sous pavillon international italien, par le port de Sète et/ou de Marseille, sur les lignes avec le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.
A.D.
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