Un an à peine après l’introduction du système d'échange de quotas d'émission de l'Union européenne (SCEQE), dont les allocations progressivement réduites rendront les émissions de gaz à effet de serre (GES) de plus en plus coûteuses, la réglementation s'est resserrée d’un cran avec l'entrée en vigueur de la directive FuelEU ce 1er janvier 2025. Le compte à rebours est lancé : les plafonds d'émissions à respecter vont se faire de plus en plus stricts et le passage à des carburants plus propres va devoir se généraliser. Du moins, l'industrie dispose de 25 ans pour se « défossiliser ».
Adoptée en juillet 2023, la « redoutable FuelUE Maritime », comme l'appellent les armateurs allemands, fait partie du paquet législatif de l'UE sur le climat « Fit for 55 » qui vise à « abattre » les émissions de gaz à effet de serre (GES) dans l'UE d'au moins 55 % d'ici à 2030, par rapport aux niveaux de 1990, avec un objectif de neutralité climatique d'ici à 2050. Pour atteindre cette finalité, il faudra que les uns (fournisseurs de combustibles, établissements publics) investissent de manière significative dans les carburants renouvelables et les infrastructures de soutage, et les autres (chantiers navals, affréteurs, exploitants) dans la construction de nouveaux navires ou conversion d'anciens, capables d'accepter ces nouveaux carburants. Selon le rapport Draghi, la décarbonation du transport maritime nécessitera pas moins de 40 Md€ d'investissements chaque année.
Pour répondre à la demande prévue de 17 millions de tonnes d'équivalent pétrole par an d'ici à 2030, le secteur devra avoir accès à environ 30 à 40 % de l'offre mondiale prévue de carburants neutres en carbone. Un défi alors que la navigation engloutit 230 Mt de carburant par an, dont la combustion équivaut à 716 Mt d'équivalent CO2.
Une somme de complexités
La directive européenne a déjà coûté cher à toutes les parties prenantes, en études, conseils, temps et énergies (celles de l’effort), pour naviguer dans l’entrelacs de ses règles sophistiquées très techniques, en appréhender toute la complexité juridique, en cerner les vices cachés et en apprécier le coût. Elle impose de déclarer une quantité de données (type de carburant consommé, distance parcourue, temps passé en mer, quantité de polluants – CO2, de SO2 et de NOx – émise au cours de chaque voyage, mesure de l'efficacité énergétique du navire, etc.). La complexité est telle qu’elle a ouvert un nouveau marché à des sociétés de conseil ou de classification qui « vendent » des services d'aide à la conformité
Dans le cadre de ce règlement, qui concerne les navires d'une jauge brute supérieure à 5 000 tonnes, un accent particulier est mis sur les carburants renouvelables d'origine non biologique (RFNBO), produits en combinant de l'hydrogène vert avec d'autres éléments tels que le carbone ou l'azote extraits de l'atmosphère. Concrètement, depuis le 1er janvier 2025, les navires opérant dans l'UE/EEE doivent couvrir leurs besoins énergétiques avec des combustibles dont l'intensité en GES est inférieure à la valeur de référence de 91,16 gCO2e/MJ (ou GES par unité d'énergie). Cette dernière doit diminuer d'un pourcentage qui augmentera progressivement tous les cinq ans jusqu'en 2050 : la réduction est fixée à 2 % de 2025 à 2029, à 6 % de 2030 à 2034, à 14,5 % de 2035 à 2039, à 31 % de 2040 à 2044, à 62 % de 2045 à 2049, et à 80 % à partir de 2050.
Les exigences FuelEU s'appliquent à 100 % de l'énergie utilisée lors des voyages entre « ports d'escale » (là où les navires s'arrêtent pour charger ou décharger des marchandises, ou pour embarquer ou débarquer des passagers) au sein de l'UE/EEE, et à 50 % de l'énergie utilisée lors des voyages de/vers l'espace communautaire depuis des ports d'escale situés hors de la zone européenne. La notion exclut les escales de porte-conteneurs dans un port voisin de transbordement de conteneurs situé en dehors de l'espace européen mais à moins de 300 milles nautiques d'un port relevant de sa juridiction afin d'éviter les comportements évasifs. Le navire devra enregistrer 50 % de l'énergie consommée pendant le voyage jusqu'à ce port, et non plus seulement pendant le court trajet entre le port de transbordement et la destination finale dans l'UE. La Commission européenne doit établir une liste des ports voisins concernés d'ici à novembre.
Un coût financier significatif
Si l'objectif initial d'une réduction de 2 % peut sembler modeste, les conséquences financières potentielles en cas de non-respect sont loin d'être négligeables. Le coût financier des pénalités pour les dépassements – de 2 400 € par tonne d'équivalent énergétique VLFSO, soit le triple du prix du combustible de soute –, augmentera s’ils sont répétés bien que le texte « offre » aux opérateurs trois mécanismes d'ajustement pour gérer l'excédent ou le déficit de leur solde de conformité : mise en réserve, prêt/emprunt d'un excédent de conformité (qui ne peut pas être vendu ou acheté), majoré d'une surtaxe de 10 %, et mise en commun (un pool peut être composé de navires ayant des propriétaires et exploitants différents).
Selon OceanScore, société d’études de Hambourg qui s’est infiltrée sur ce nouveau marché, les porte-conteneurs, rouliers, vraquiers et pétroliers sont les plus vulnérables au redressement financier. Son étude d’impact évalue le montant des sanctions pour la seule année 2025 à 1,34 Md€, estimation calculée à partir de l'examen de 13 000 navires de plus de 5 000 tonnes brutes. Les porte-conteneurs représenteraient 29 % du coût total devant les ro-pax (14 %) et les pétroliers et vraquiers (13 % chacun). Le consultant vient par ailleurs d’établir un bilan de la première année d’application de l'EU ETS (SCEQE) alors que les compagnies maritimes seront fixées en mars 2025 sur le volume des crédits carbone (EUA) à restituer en septembre prochain. Il fait état de nombreux dysfonctionnements.
Un nœud juridique
« Les exigences de conformité imposées par le règlement posent de nombreux problèmes juridiques entre les différentes parties, telles que les propriétaires, les affréteurs, les gestionnaires de navires, les fournisseurs de soutes et les constructeurs de navires », indique le cabinet d’avocat parisien Clyde &Co, qui a commis une série sur le sujet en six parties.
Qui est responsable de la déclaration de conformité ? Le règlement prévoit que la compagnie est responsable du paiement des pénalités mais « elle peut néanmoins conclure des accords contractuels avec les opérateurs commerciaux du navire par lesquels ces derniers acceptent de rembourser la compagnie pour le paiement des pénalités dans les situations où ils assument la responsabilité de l'achat du carburant ou de l'exploitation du navire », font valoir les avocats. Avec une nuance : « Lorsque la compagnie ne paie pas, le propriétaire du navire [s'il n'est pas lui-même la compagnie, NDLR] peuvent n'avoir d'autre choix que d'assumer eux-mêmes cette responsabilité, tout en exerçant les recours par rapport aux accords contractuels ».
Le Bimco, association professionnelle, qui représente majoritairement le secteur du conteneur (60 % de la flotte mondiale au tonnage), a travaillé sur des clauses types à cet effet et, le 25 novembre 2024, a adopté sa clause maritime FuelEU pour les parties à l'affrètement à temps. La clause permet par ailleurs d’attribuer la responsabilité des pénalités potentielles qui pourraient être encourues.
Les contrats de soutage des nouveaux carburants posent aussi des questions juridiques dans la mesure où ces derniers doivent être certifiés conformes à la directive sur les énergies renouvelables (RED), sachant que l'intensité des émissions de gaz à effet de serre des combustibles doit être évaluée « de bout en bout », depuis l'extraction des matières premières jusqu'au stockage, au soutage et à l'utilisation à bord du navire. Il faudra donc s'assurer que combustible soit réellement « vert », indiquent les avocats. En clair, le seul contrat d'avitaillement ne sera pas forcément suffisant pour le garantir. « Des dispositions contractuelles pourraient exiger que le fournisseur fournisse un bordereau de livraison de soutes, indiquant les informations telles que le facteur d'émission de sillage et fournisse la certification nécessaire dans le cadre d'un système reconnu par l'UE ».
La construction navale n’est pas indemne de questionnements juridiques. Les navires capables d'utiliser des carburants alternatifs à la livraison représentent 78 % du carnet de commandes mondial actuel. Deux tiers d'entre eux utiliseront du GNL et le tiers restant, du méthanol. En 2023, 539 commandes avaient été passées avec des carburants à faible teneur en carbone, soit 45 % du total en termes de tonnage brut. Les coûts de production de ces nouveaux carburants étant actuellement élevés et leur disponibilité faible (seuls 13 ports proposent par exemple du méthanol et il est essentiellement gris), les armateurs optent pour la prudence avec des navires à double motorisation (dont le fuel). Sur la période janvier-septembre 2024, 49 % du tonnage brut en commande concernait des navires configurés pour être prêts à utiliser des carburants alternatifs. « Il n'est pas inutile que les chantiers navals et les acheteurs de navires examinent attentivement la répartition du risque de conception ainsi que le régime de garantie en cas de défauts après la livraison ».
L’efficacité moindre en volume des carburants renouvelables ouvre aussi sur un monde d'inconnues. « Les navires auront probablement besoin d'être ravitaillés plus fréquemment et/ou d'avoir une plus grande capacité de stockage de carburant. Les constructeurs et les armateurs devront accorder une attention particulière aux garanties de performance dans les contrats et prévoir des dommages-intérêts et/ou des droits d'annulation si le navire n’y satisfait pas ».
Biodiesel et bio-GNL
Selon une étude du Lloyd’s Register, il y aurait deux voies crédibles jusqu'en 2034 pour qu’une flotte soit conforme aux premières exigences de la FuelUE : la première envisage des proportions croissantes de biodiesel ; la seconde de bio-GNL (produit à partir de la biomasse et de l'électricité renouvelable). La société a basé son analyse sur l'exemple d'une flotte de cinq navires.
« Ces carburants sont choisis non pas parce ce sont les meilleurs – ils ne seront pas appropriés ou même pertinents pour de nombreuses flottes –, mais ils sont disponibles dès maintenant avec une infrastructure existante », fait-elle valoir. « Au-delà de 2035, le coût total des opérations devient moins clair car il dépend d'une multitude de facteurs émergents, notamment l'offre de RFNBO et la manière dont l'UE fixera le prix de ces carburants », ajoutent les auteurs.
Le scénario avec du biodiesel montre comment un navire unique utilisant 5 000 tonnes d'équivalent HFO par an peut rester conforme à la norme FuelEU en augmentant progressivement la proportion de biodiesel dans son mélange de carburants, par paliers de cinq ans, pour atteindre 3 % à partir de 2025, 8 % à partir de 2030, puis 19 % à partir de 2035.
Dans le même exemple sur cinq navires avec du bio-GNL – quatre alimentés avec un mélange de 90 % de HFO/10 % de MGO et un avec un blend de GNL et de bio-GNL (sa part atteignant 95 % en 2035) –, les mécanismes de mise en commun du règlement permettent à la seule unité qui brûle du GNL de couvrir les déficits des quatre autres au HFO. Dans ce cas, l'ensemble de la flotte serait conforme jusqu'en 2034, à mesure que la proportion de bio-GNL augmente.
« Le navire propulsé au bio-GNL présente un excédent de conformité de 9 287 t en 2025, qui passe à 11 576 t en 2035, contre seulement 67 tonnes avec le biodiesel. Dans cet exemple, l'excédent de conformité est si important au départ que ce navire pourrait couvre le déficit de 17 navires similaires chaque année entre 2025 et 2029 ». Cette performance se limite toutefois à cinq navires entre 2030 et 2034 au fur et à mesure que le système FuelEU se resserre, puis il ne couvre plus que lui-même en 2035.
« Les bénéfices peuvent être considérables. Si une tonne d'émissions d'équivalent CO2 peut valoir au moins 500 € sur le marché libre et que l’économie est de 7 500 t par an, cela devient un générateur de revenus important », ajoutent les auteurs.
Pour le Méthanol Institute, la réglementation maritime FuelEU et le système d'échange de quotas d'émission de l'UE (ETS) rendront le bio- et l'e-méthanol, les économiquement compétitifs par rapport aux carburants marins fossiles. « Les coûts de non-conformité passeront de 39 € par tonne en 2025 à 1 997 € en 2050 et ceux liés au marché carbone de 40 % à 100 % entre 2024 et 2026. Avec un prix de marché prévu de 100 € pour les quotas de CO2, le coût supplémentaire pour le VLSFO est estimé à 321 € par tonne ». Selon ses analystes, le prix maximum moyen du bio-méthanol sera de 1 193 € par tonne entre 2025 et 2050 et de 2 238 € entre 2025 et 2033 pour l’e-méthanol, ramené à 1 325 € entre 2034 et 2050 lorsque « le facteur de récompense » pour l'utilisation des fameux RFNBO expirera en 2034.
Des émissions sans frontières
Les armateurs européens demandent des mesures plus strictes pour accélérer l'adoption de carburants propres en imposant notamment aux fournisseurs de carburants de produire au moins 40 % des carburants nécessaires pour atteindre les objectifs fixés par le règlement européen.
Il faudrait surtout, rappellent régulièrement les organisations d’armateurs, que les réglementations régionales ne créent pas un ensemble de règles disparates et ne viennent fausser la concurrence au risque de rendre certains transporteurs moins compétitifs que d’autres. Pour cela, il est temps, selon eux, que des règles internationales soient adoptées par l'Organisation maritime internationale (OMI) le plus rapidement possible pour y fondre celles de l'UE, surtout le FuelEU Maritime, enfant terrible du paquet maritime.
En légiférant sur le transport maritime, l’UE, qui va plus loin et plus vite en matière de réglementation. a en effet brisé deux monopoles de l’OMI : le contrôle régional de certaines émissions internationales et la taxation du transport maritime international. Le processus législatif de l'OMI, fondé sur le consensus, exige l'unanimité pour les changements majeurs, et la moindre décision prend un temps démesusérement long, qui n'est ni celui de l'économie ni celui de l'urgence climatique. Son objectif : faire en sorte que les carburants à émissions nulles ou quasi nulles représentent 5 à 10 % de l'ensemble des carburants utilisés pour le transport maritime d'ici à 2030.
Adeline Descamps
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La directive FuelUE impose également le branchement à quai dès 2030
Dans cinq ans, en 2030, les porte-conteneurs et les ferries et paquebots, qui produisent le plus d'émissions par navire lorsqu'ils sont amarrés à quai, devront se raccorder à une infrastructure d'alimentation électrique à terre (OPS) dans les principaux ports du réseau transeuropéen de transport (RTE-T).
À partir du 1er janvier 2035, cette exigence s'étendra à tous les ports du RTE-T où une telle infrastructure OPS est disponible doivent utiliser l'OPS
Il existe des exceptions à cette obligation, notamment lorsque les navires sont amarrés à quai pendant moins de deux heures, lorsqu'ils utilisent des technologies à zéro émission conformes au règlement ou effectuent une escale d'urgence imprévue pour des raisons de sécurité ou pour sauver des vies en mer.