« Il y aura peut-être une fenêtre de tir pour donner corps à un autre modèle »

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Comment va l’entreprise dans ce contexte si particulier?

Philippe Louis-Dreyfus: La logistique mondiale de vrac a été extrêmement affectée et nous avons été impactés comme l’ont été tous les transporteurs dans le secteur du vrac sec. Sans cela, la conjoncture était déjà particulièrement difficile, a fortiori pour les armateurs qui font ce métier avec des navires bien entretenus, des équipages correctement payés et des coûts opérationnels supérieurs. Sur ce segment, nous avons perdu 30 à 40 % de notre chiffre d’affaires avec des revenus journaliers qui ont plongé à 3 ou 4 000 $. Toute la question est de savoir si le récent rebond va perdurer.

Heureusement que nos autres secteurs ont bien, voire très bien résisté. C’est vrai pour nos câbliers, qui, faut-il le rappeler, posent ou entretiennent ces câbles si essentiels pour échanger des contenus numériques [C’est par les mers que s’écoulent la quasi-totalité du trafic Internet, NDLR]. La période que nous venons de vivre a montré à quel point Internet est essentiel à nos quotidiens. Espérons que nos gouvernants, à la lumière de cet événement, prennent conscience du caractère stratégique de ce secteur et de la nécessité de le soutenir et de le protéger si besoin.

Notre activité de logistique maritime pour Airbus a également tenu le coup. La fin du programme A380, auquel était destiné notre Ville de Bordeaux, sert désormais pour d’autres familles du constructeur. De même, la logistique éolienne, qui m’a valu bien des critiques quand nous y avons pensé il y a plus de dix ans, me rend aujourd’hui heureux de l’avoir développée.

Permettre à des marins de débarquer et embarquer s’est révélé comme une des grandes problématiques posées par le contexte sanitaire. Comment expliquer que les instances internationales représentatives soient inaudibles sur ce sujet?

P.L-D.: C’est un véritable casse-tête de gestion opérationnelle pour tous les armements mondiaux attentifs au bien-être des équipages, qu’ils soient bretons ou philippins. J’ai déjà eu l’occasion de le dire mais je veux à nouveau insister sur le civisme et le sens de la « continuité du service » des marins et officiers du secteur maritime privé français, qui ont subi des contraintes personnelles, collectives, physiques, mentales, psychologiques… ainsi que leurs familles. Il faut que nous ayons conscience qu’avant d’embarquer, ils ont accepté d’être confinés pendant quinze jours à l’hôtel dans des conditions qui ne sont pas celles d’un palace. Il en va de même pour ceux qui finissaient leur service, et ce avant de pouvoir repartir chez eux. Les considérer immédiatement comme des travailleurs essentiels, identifier certains ports et aéroports du monde comme des hubs avec des « voies vertes » réservées entre le port et l’aéroport pour que les navigants ne soient pas au contact de la population auraient permis d’éviter de telles situations. Cet exemple est vraiment parlant du coût absolument astronomique des problèmes qui s’abattraient sur l’économie mondiale faute d’actions sur des choses aussi simples. Faut-il en arriver à son blocage ou aux « journées mortes » pour avoir à démontrer que le transport maritime est incontournable dans le transport des marchandises qui font partie du quotidien de tout un chacun?

Croyez-vous que cette crise sans précédent amènera des changements profonds dans le transport maritime?

P.L-D.: Les mentalités ont évolué sur la façon d’appréhender l’organisation de l’entreprise avec la généralisation du télétravail et la digitalisation devenue essentielle. L’expérience du télétravail a été globalement satisfaisante et intéressante sur le plan humain pour le vice-président du Comité Gouvernance Éthique du Medef que je suis, mais aussi pour l’armateur. Cela a permis de faire émerger des idées, de révéler les vraies personnalités et de redistribuer l’ordre d’importance des services de l’entreprise.

Mais il ne faudrait pas penser que tout peut se faire par la digitalisation. Et je ne pense pas uniquement là aux seules activités où la dimension psychologique du contact est essentielle, comme les relations commerciales.

Dans nos métiers, il serait illusoire de croire, par exemple, qu’un navire totalement drivé par l’informatique et les satellites puisse devenir la norme. Envoyer un grand navire d’un point A à un point B avec une cargaison est sans doute possible, possiblement dangereux, mais pas envisageable pour tous, pas plus que la digitalisation ne peut s’envisager pour toutes les activités maritimes.

L’épidémie a changé quelque chose dans votre façon d’appréhender les « choses de la vie économique », selon votre expression, vous qui militez pour une gestion « d’entreprise familiale », à savoir sur le long-terme.

P.L-D.: Je ressens, de façon plus prégnante encore, à la fois la nécessité de porter une vision long terme dans l’entreprise et de se doter d’une flotte stratégique. Les choses sont liées. Les masques, qui ont posé beaucoup de questions politiques, sont éloquents de ce point de vue. Peu importe les raisons qui ont présidé au fait que l’on en ait manqué. On s’est rendu compte, au final, que ne pas en avoir en France aurait pu mettre être en danger les populations. C’est vrai dans d’autres domaines: ne pas avoir une vision suffisamment long terme des besoins amène un jour au manque et, dans certains cas, il peut être irrémédiable.

Considérer que la sismique marine, la pose et la maintenance des câbles, par exemple, pourraient être opérées presque aussi bien, mais à moindre coût, par d’autres est une vision court-termiste. Parfois, rétablir un certain niveau de soutien à certaines de nos industries peut être nécessaire pour garantir notre indépendance. Et il ne s’agit bien sûr pas de protectionnisme, lequel est à l’opposé de l’essence même du transport maritime. Il signerait sa mort.

Croyez-vous que cette crise puisse faire évoluer les points de vue à ce niveau?

P.L-D.: Depuis que j’ai pris la vice-présidence du Comité Gouvernance Ethique du Medef il y a un an, je milite pour faire avancer cette idée. Je mets aussi en garde depuis longtemps contre les effets pervers du principe de précaution, qui nous fait renoncer à une vision long terme à force de vouloir, à court terme, se protéger contre tous les risques. Le risque fait partie de notre vie, il faut l’accepter. J’ose espérer que certaines industries, certaines productions en France puissent être désormais reconsidérées. Pour les approvisionnements, c’est le cas du pétrole, pour une petite part, mais il faut aller bien au-delà en élargissant à d’autres produits tout aussi stratégiques que le pétrole et avoir une flotte capable d’assurer durablement l’approvisionnement national de toutes les marchandises nécessaires.

Quelle serait cette troisième voie, entre mondialisation et nécessité de se prémunir contre certains risques?

P.L-D.: La globalisation et la mondialisation, telle qu’on les a connues avec la primauté donnée in fine au prix uniquement, n’ont pas de sens. À l’inverse, un protectionnisme pur et dur, ou même demi-pur et demi-dur mais excessif, condamnerait à terme les échanges internationaux. C’est cette voie médiane qui est difficile à trouver: comment doser la part de la solidarité nationale et celle du libre-échange. Mais je note que la question ne s’est jamais autant posée que ces derniers mois. Grâce à la péripétie des masques, il y aura peut-être une fenêtre de tir pour donner corps à un autre modèle. Ou au moins installer le débat sans se faire taxer de protectionniste colbertiste.

Il est surprenant que vous n’évoquiez pas la transition énergétique.

P.L-D.: Pour nous, ce n’est plus un sujet. C’est une évidence que je défends depuis bien des années. Maintenant, on peut bien propulser nos navires à l’hydrogène, à la farine de blé enrichie ou au tapioca, mais sans infrastructures d’avitaillement, surtout dans le tramping où nos navires escalent dans les ports sans préavis, cela n’a pas beaucoup de sens. Le jour où la quasi-totalité des ports du monde, qui dépendent souvent d’instances publiques, seront équipés en stations-service de GNL ou d’hydrogène, la flotte suivra. Verdir le maritime commence par les ports.

Vous estimez que vous aurez atteint votre but quand…

P.L-D.: Il faut de l’obstination pour faire avancer ses convictions. La gouvernance et l’éthique dans les entreprises sont un sujet qui m’importe. L’on devrait davantage s’inspirer de la gestion des entreprises familiales, les seules à porter une vision long terme des relations sociales, de leurs marchés et des rapports avec leurs clients et fournisseurs. Quel meilleur exemple que le maritime à cet égard? 90 % des sociétés sont familiales. La stratégie long terme fait partie de leur ADN car on ne construit pas un navire pour trois ans mais pour quinze ou vingt ans. Un voyage au long cours à tous les sens du terme!

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