Dans un contexte de grande incertitude sur la demande d’hydrocarbures en raison du ralentissement de la croissance économique mondiale et du contexte géopolitique, le gaz naturel liquéfié (GNL) est l’unique source d’énergie fossile assurée d’une croissance durant ces prochaines décennies, plaident les analystes dans une forme de consensus non teintée toutefois d’inquiétude: le marché du GNL n’aurait-il pas déjà atteint son point de surcapacité? L’essor qu’il a connu au cours des dernières années – le commerce du GNL est passé de 100 à plus de 300 Mt entre 2000 et 2017 – s’explique quasi exclusivement par la demande asiatique. Or de nouvelles productions démarrent aux États-Unis, en Australie et en Russie alors que la demande chinoise se grippe.
Anticipant sur la croissance de la demande mondiale, certains groupes pétroliers, sommés de réduire l’intensité carbone des produits énergétiques qu’ils mettent à disposition de leurs clients, ont fait du GNL un élément clef de leur stratégie de réorientation. Et ils ont investi en conséquence sur toute la chaîne de valeur du gaz naturel: de l’extraction à la liquéfaction – avec des projets comme Yamal LNG et le futur Arctic LNG 2 en Russie, Freeport au Texas, Cameron en Louisiane, Mozambique LNG, pour les plus connus – et du transport à la regazéification avec des terminaux ou des FSRU (unités flottantes de stockage et de regazéification), jusqu’à la distribution aux clients.
Total et Shell, tête de proue
Total fait partie, avec Shell, des majors du pétrole qui ont le plus investi (ou fait savoir qu’ils allaient le faire) cette énergie porteuse de toutes les promesses vertes. Avec les legs de ses diverses acquisitions et ses investissements ex nihilo, le groupe pétrolier français détiendrait 10 % de production mondiale du GNL (40 Mtpa). Il serait le 2e fournisseur privé mondial de GNL, derrière l’anglo-néerlandaise Shell, et le 4e en incluant les groupes publics qatari et malaisien, Qatargas et Petronas, indique Wood Mackenzie.
Sur les neuf premiers mois de l’année 2019, la production d’hydrocarbures (pétrole, gaz, liquides) du Français avait atteint près de trois millions de barils équivalents pétrole par jour (Mbepj), en hausse de 8,4 % sur un an. « Ces résultats sont liés à la montée en puissance de Yamal LNG en Russie, d’Ichthys en Australie, au démarrage du premier train de Cameron LNG aux États-Unis et à l’acquisition du portefeuille de contrats GNL d’Engie », commentait le groupe lors de la présentation de ses résultats, fin septembre. En 2020, il devrait bénéficier des démarrages du train 4 de Yamal LNG ainsi que des trains 2 et 3 de Cameron LNG (cf. plus loin). Sur les neuf premiers mois, le groupe pétrolier national avait déjà encaissé une augmentation de ses ventes de GNL de 71 % (23,7 Mt). Portée par ces résultats, la marge brute d’autofinancement du secteur iGRP (Integrated Gas, Renewables &Power, division récemment créée qui comprend notamment les activités GNL) était en hausse de 62 %. Pour autant, son résultat opérationnel devait accuser la baisse des prix du gaz: 3,48 $ pour 1 million de Btu (British Thermal Units) contre 5,06 $ un an auparavant.
Déficit d’approvisionnement
Shell, dont les 90 méthaniers représentent près de 20 % de la flotte mondiale de transport de GNL, est aussi impliqué en amont, notamment via ses participations dans deux usines de regazéification, Hazira en Inde et Dragon au Royaume-Uni. La production intégrée de gaz de Shell a augmenté de 4 % au 3e trimestre 2019 (par rapport à la même période de 2018) grâce à de nouveaux champs en Australie et à Trinité-et-Tobago. Les volumes de liquéfaction étaient en hausse de 9 %, tirés par la montée en puissance de Prelude, le projet GNL flottant (FLNG) au large de l’Australie. Au 3e trimestre, la production, la vente de gaz en liquides et le négoce de GNL lui avaient apporté 2,7 Md$. En 2018, avec 71 Mt vendus, dont 58 millions dans le cadre de contrats à long terme, le GNL représentait 22 % des volumes totaux mondiaux de la major pétrolière. Elle devrait solder l’année sur des niveaux comparables, ayant déjà vendu 54,4 Mt au cours de ses trois premiers trimestres. « Non seulement nous prévoyons une croissance de la demande, mais nous voyons également apparaître un déficit d’approvisionnement vers 2025, une fois que la vague actuelle de nouvelles capacités de liquéfaction aura été absorbée », estimait, lors de la présentation des résultats, la directrice financière Jessica Uhl.
En attendant Qatargas
BP soutient pour sa part que la faiblesse des prix du gaz s’étirant au moins jusqu’en 2021, les ventes ne seront pas à la hauteur des capacités mises sur le marché. « Nous entrerons dans un marché plus dynamique à mesure que nous approcherons de 2022 ». La compagnie britannique prévoit de mettre en production, cette année-là, son projet Tortue LNG, au large de la Mauritanie et du Sénégal, installation où elle sera la seule à s’approvisionner.
Dans ce marché en plein essor, le navire reste une marchandise précieuse. La construction navale en est stimulée et profite au premier chef aux chantiers sud-coréens, spécialistes du segment. Hyundai Heavy Industries, Samsung Heavy Industries et Daewoo Shipbuilding & Marine Engineering (DSME) avaient raflé 80 % des commandes de transporteurs de GNL en 2018. Ces derniers, qui avaient déjà fourni les 45 navires de la flotte gazière qatarie, rêve à nouveau de rafler la mirifique commande de Qatargas, la filiale de Qatar Petroleum, qui projette d’acquérir 40 à 60 méthaniers pour répondre à l’accroissement de 43 % de sa production de GNL d’ici 2024. En 2019, les méthaniers offraient une capacité de transport cumulée de 7,8 millions de m3, portant la flotte mondiale à quelque 550 unités.