Une journée de transport par tanker entre Singapour et le golfe Persique a allégrement dépassé les 300 000 $ en octobre (305 998 $). Elle coûtait moins de 39 000 $ le 23 septembre. Mais il aura fallu moins de temps pour le constater que pour valider un retour à la normale. En octobre, les analystes se sont aussi enflammés face à l’escalade des taux, évoquant une « période tout à a fait anormale », s’interrogeant sur sa durée, pourtant rompus qu’ils sont aux mouvements de balancier du marché pétrolier, dont les gains peuvent s’effondrer aussi rapidement qu’ils ont grimpé.
Fidèles à leur réputation, les taux des VLCC (de 160 000 jusqu’à 349 999 tpl) sont revenus très vite à une jauge de 100 000 à 110 000 $ par jour, un taux cependant « robuste » pour une situation que les courtiers anglophones, en grands théoriciens du jeu, décrivent comme « a game of chicken », que l’on pourrait traduire par le « jeu de la poule mouillée ». En cela, une métaphore d’une situation où deux parties se livrent à un affrontement dans lequel elles n’ont rien à gagner, mais la fierté les empêche de reculer.
Retour sur terre?
Le marché des gros tankers a en effet connu une flambée sans précédent en octobre et a même contaminé la catégorie en deçà, les LR2 (80 000 -159 999 tpl). Dans une de ses publications, s’appuyant sur des données de Clarksons Platou, Nordic American Tankers révélait que les taux des très gros transporteurs de brut avaient augmenté de 55 % en une semaine, s’établissant à plus de 300 000 $/jour, si bien qu’ils étaient de 425 % supérieurs à ceux de l’an dernier. Pour trouver une référence à une telle effervescence, il faut remonter le temps de quinze ans, indiquait Poten&Partners: « Au cours de l’hiver 2004, les taux avaient également atteint 250 000 $ par jour, mais cette poussée s’inscrivait dans un contexte où les VLCC avaient engrangé des records journaliers à plus de 100 000 $ plusieurs fois dans l’année ».
La fièvre a également contaminé les ventes. VesselsValue indiquait qu’un navire neuf valait 98,3 M$ mi-octobre contre 96,26 M$ au 1er octobre. Même les plus âgés avaient pris de la valeur: un navire de 15 ans s’appréciait à près de 31 M$ contre 29,27 M$ tandis qu’un navire de plus de 20 ans coûtait près d’1 M€ plus cher que 15 jours auparavant (19,24 M$ contre 18,06).
Une tempête presque parfaite
L’embrasement de ce marché extrêmement réactif aux ondes de choc géopolitiques est lié à un enchaînement de faits, sans lien apparent les uns avec les autres, mais qui se sont déchaînés pour doper les taux d’affrètement journaliers. L’attaque mi-octobre contre un suezmax iranien, le Sabiti, en mer Rouge ne fut finalement que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres.
Début octobre, l’intérêt recouvré des investisseurs pour les actions boursières délaissées des transporteurs pétroliers Teekay Tankers, Nordic American Tankers, Frontline et Scorpio Tankers, avait surpris plus d’un observateur alors que rien ne permettait de le justifier. Ces derniers déclaraient encore des pertes en 2018, sanctionnés par des taux de fret au plancher et leur offre excédentaire. L’équilibre précaire que le marché pétrolier est parvenu à restaurer avec peine ces derniers temps (les restrictions de production de l’OPEP, compensées par d’autres pays, ont accru la demande de transport en t/km) ne pouvait pas seul l’expliquer. « Les revenus des pétroliers ont été modestes au cours des trois premiers trimestres de 2019 », indique encore Poten&Partners.
Combien de navires « hors-la-loi »?
Les attaques répétées contre des pétroliers depuis le début de l’année (Grace 1, Stena Impero…) et contre la raffinerie d’Abqaiq et le gisement Khurais (amputant le marché de plus de 5 % de la production mondiale, 5,7 millions de barils par jour) ont largement perturbé le plus important point de transit énergétique. Ils ont actionné l’effet « stockage ». Mais selon les observateurs, le point de bascule des taux de fret est surtout à mettre au comptant des décisions de l’administration Trump. Celle-ci a ajouté à la liste noire de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) six entreprises chinoises, dont deux entités de Cosco Shipping Energy Transportation, pour violation présumée des sanctions à l’encontre de l’Iran, en l’occurrence avoir transporté du pétrole iranien. En conséquence, plusieurs affréteurs de pétroliers ont rejeté tout tonnage chinois. Ajoutant de la confusion, les principaux affréteurs, tels Unipec, Exxon Mobil, Trafigura, Equinor, ont renforcé leur vigilance à l’égard de navires ayant eu des liens avec le Venezuela au cours des douze derniers mois.
Le nombre de navires échappant au champ d’application des diverses listes noires des États-Unis s’est réduit en conséquence. Selon les données d’IHS Markit Commodities at Sea, les 20 VLCC de Cosco transportent environ 630 000 b/j de pétrole brut vers la Chine, soit une part de marché d’environ 7,6 %. In fine, selon les données de Braemar ACM, un VLCC sur cinq en activité, un peu plus d’un sixième des suezmax et environ 10 % de la flotte de aframax/LR2, sont désormais considérés comme hors-la-loi pour le commerce international. Une capacité difficile à compenser alors que les acheteurs s’efforcent de contracter suffisamment de VLCC afin de sécuriser l’approvisionnement en pétrole brut du pays, juste avant le pic de demande de la saison hivernale.
Spéculation à prévoir?
Pour toutes ces raisons, et même si les taux ont perdu de l’allant et retrouvé un cours moins « anormal », Fearnleys et Cleaves Security soutient que les tankers vont continuer de se négocier à des niveaux soutenus ces deux prochaines années.
« Le carnet de commandes est à son plus bas niveau depuis 1997, les exportations américaines continuent d’augmenter et la flotte immobilisée pour se mettre en conformité avec la réglementation IMO2020 sur la teneur en soufre devraient avoir un impact positif sur l’équilibre du marché de plusieurs façons », indique Cleaves. Selon les estimations disponibles, 1,5 % du parc de navires serait actuellement en train d’être équipé de scrubbers et 6 % doivent nettoyer leurs soutes pour recevoir un carburant à faible teneur en soufre avant l’échéance, soit le 1er janvier.
Clarksons Platou va jusqu’à dire que certains armateurs pourraient retarder les travaux de modernisation jusqu’au printemps 2020 pour profiter des prix plus élevés…