Là où le choix de routes orthodromiques n’est plus possible en raison de la morphologie des façades maritimes, des creusements de canaux interocéaniques sont imaginés dès le milieu du XVIIe siècle avec le projet de percement de l’isthme de Kra. Les canaux de Suez et de Panama sont respectivement inaugurés en 1869 et 1914. Ils vont s’inscrire pleinement à partir des années 1970 dans l’essor de la conteneurisation.
Tout en excluant les risques géopolitiques majeurs du Moyen-Orient, on peut globalement douter que le canal de Suez remplisse à l’horizon 2030 le rôle que nous lui connaissons aujourd’hui pour les flux de conteneurs. Un scénario visant à un partage des flux en plusieurs routes entre l’Asie et l’Europe semble de loin le plus probable. Après la ruée vers le canal de Suez, des itinéraires alternatifs seraient le moyen d’opérer un ciblage fructueux des voies, un clivage des moyens et une hiérarchisation des flux selon la valeur des marchandises et l’urgence des expéditions, privilégiant tantôt le délai et le porte-à-porte par les ponts terrestres, tantôt la compétitivité tarifaire par la dorsale australe.
C’est dans ce contexte que devraient entrer en service en avril 2016 pour l’un, et dix ans plus tard pour le second, les canaux transocéaniques de l’isthme centre américain. On sait aussi que la maîtrise opérationnelle du transport appartient, selon les circonstances, au chargeur, à un prestataire logistique, à un courtier ou bien encore à un opérateur de fret (celui qui commercialise effectivement la capacité de transport du navire). Par expérience, ce seront plus probablement ces derniers qui, façonnant les sous-systèmes, décideront également du rôle et de l’avenir des nouveaux canaux pour leurs navires, en tentant de répondre aux trois ou quatre problématiques fondamentales et traditionnelles du transport maritime de fret: les volumes, les capacités, le prix des soutes et finalement le prix de revient du slot. Leurs recompositions au fil de l’évolution des marchés, des ajustements de capacités, de la course au gigantisme et des consommations de carburant constituent d’autres éléments de toute première importance dans la structuration du milieu maritime en général, et du rôle de ces nouveaux canaux à l’horizon 2030.
Les services « tour du monde » des années 1980-1990
En 1981, Evergreen Marine Corporation, fondé en 1968 par Chang Young Fa, est le premier opérateur à mettre au point un projet « circumterrestre ». Chang Young Fa a bien compris les enjeux de la globalisation. Il fait construire 24 nouveaux porte-conteneurs de 2 700 EVP à 3 000 EVP. Ils forment la série des Ever G, bénéficiant d’une consommation réduite en dépit d’une vitesse supérieure à 20 nœuds. Une rotation dure 80 jours et le service est bidirectionnel. En 1985, Evergreen est devenu le premier armateur mondial devant le Danois Mærsk et l’Américain Sea-Land, place qu’il conservera jusqu’en 1992-1993.
Malcolm McLean prend le contrôle des US Lines en 1978. La vision de McLean était double: construire de plus gros navires pouvant à la fois transporter plus de conteneurs et diminuer la consommation de carburant pour réaliser ainsi d’importantes économies d’échelle. À la fin des années 1970, les prévisionnistes les plus sérieux pensaient que le prix du baril pourrait doubler d’ici l’année 1985. Dans un rôle de pionnier, McLean va faire construire 12 Econships Jumbo, qui étaient de loin les plus grands porte-conteneurs de l’époque: 290 m de long, 57 000 tpl pour une capacité (théorique) de près de 4 500 EVP. Mais le plus grand avantage des Econships entrés en service entre 1984 et 1985 venait de leur faible consommation de combustible. Plus tard, CMA CGM va opérer également un service tour du monde sur la base d’une route australe utilisant 22 navires dans les deux sens et avec un délai de mer de 84 jours au départ d’Europe (Tilbury). Tous ces services tour du monde seront abandonnés en 2002 pour être remplacés par des dessertes pendulaires.
Le contexte actuel
Si le contexte actuel présente des similitudes avec cette période, il y a aussi de nombreuses divergences. Au nombre des similitudes, nous trouvons le rôle des alliances et, à une échelle évidemment bien différente, la course au gigantisme des navires: 4 500 EVP en 1985, 18 000 EVP trente ans plus tard.
Cependant, les divergences apparaissent comme beaucoup plus nombreuses. Tout d’abord, le niveau peu élevé des coûts des soutes. La baisse inattendue du prix du baril est très probablement l’heureuse conséquence de l’arrivée massive encore plus inattendue du pétrole de schiste. Deux régulateurs existent maintenant sur le marché du brut: l’historique Opep et les États-Unis.
Par ailleurs, la surcapacité de la flotte qui devrait de nouveau croître de 7,2 % en 2015 et la globalisation de l’économie arrivée (au moins en Europe) à maturité, entraînant un tassement de la croissance des trafics et une hiérarchisation des terminaux à conteneurs. Aujourd’hui encore, la route Asie (Pacifique)/Europe domine le monde conteneurisé, mais demain c’est le développement de l’Inde et les performances commerciales de la Chine qui laissent entrevoir déjà à l’horizon 2030 un nouveau système économique global centré dans l’océan Indien et le sud de la mer de Chine. L’Asie sera non seulement la zone la plus dynamique avec une croissance moyenne de 6 % sur les dix prochaines années, mais l’Afrique subsaharienne, soutenue à la fois par des flux d’investissement, une population jeune, l’émergence de classes moyennes et des cours de matières premières toujours soutenus (hors pétrole) affichera également de très belles performances. Ces différents facteurs constituent des éléments de toute première importance dans la structuration du milieu maritime en général, du déplacement des routes maritimes existantes et du rôle des canaux transisthmiques.
La plasticité de Suez et mise en service du nouveau canal de Panama
À Suez, les travaux de dragage et d’élargissement de cette voie de 72 km doit permettre un croisement des convois, la multiplication par deux de la capacité quotidienne de transport (passant de 49 navires à 97 vers 2023) et un délai d’attente pour la constitution des convois réduit de trois heures.
Au Panama, la fin des travaux de réaménagement du canal est proche avec la mise en eau des nouvelles écluses. Les premiers impacts à considérer concernent bien sûr la desserte de la côte Est des États-Unis. À ce jour, les deux tiers environ des services venant d’Asie vers la côte Est emprunte l’actuel canal de Panama, et le pour tiers restant le canal de Suez. En 2009, seuls trois services utilisaient le canal de Suez. Les raisons de cette évolution résident dans le souhait des compagnies de desservir au passage les ports de l’Asie du Sud-Est, de la péninsule indienne et du Moyen-Orient. De ce fait, les liaisons se sont prolongées non seulement jusqu’à Hongkong, mais vers Shanghai et Ningbo, malgré la distance plus faible via Panama. Mais c’est aussi l’augmentation de la taille des navires et la délocalisation de la proto-industrie du sud de la Chine vers le Viêt Nam ou le Bangladesh, par exemple, qui expliquent cette tendance. Cette dernière peut-elle se retourner lors de la mise en service du nouveau canal?
On peut penser que ce sera en partie le cas pour les navires de 8 000 EVP à 10 000 EVP correspondant à un excédent actuel du marché résultant de l’effet de « cascading »
Enfin, l’efficacité du futur canal de Panama est également remise en cause à plus ou moins long terme par l’utilisation de ces très grands navires, non seulement en transit par le canal de Suez mais aussi via la route du Cap dans le cadre d’une nouvelle circulation planétaire des flux rendue inévitable par la surcapacité et l’émergence de nouveaux marchés. Drewry, dans son récent rapport Container Forecaster, estime que le coût par conteneur transporté pourrait chuter plus rapidement que le taux de fret moyen en raison des économies réalisées grâce aux navires de plus en plus grands. Les opérateurs risquent donc de sortir vainqueurs de la lutte entre les taux et les coûts après plus de six années de crise.
Le retour des services tour du monde par le Nicaragua
En prenant le soin d’intégrer les vives oppositions et sous réserve de l’aboutissement d’un tel projet estimé à ce jour à 50 Md$, le futur canal du Nicaragua devrait permettre, à partir de 2026, le passage de navires jusqu’à 400 000 tpl. D’une profondeur de 30 m, large de 230 m à 530 m, il permettrait le passage de porte-conteneurs de 250 000 tpl mesurant jusqu’à 450 m de long. Selon le projet adopté, le canal ferait 278 km de long, soit trois fois plus que celui de Panama. Si le prix des soutes demeure bas, si la demande augmente et si les alliances apportent la stabilité des marchés, il représente d’un point de vue nautique et économique la seule vraie possibilité d’un retour aux services tour du monde. Dans ce cas, le duel tarifaire entre les deux canaux et l’obligation de partager 5 % des 8 Mdt du commerce maritime mondial tourneraient très nettement à l’avantage du canal du Nicaragua à l’horizon 2030.
*Cascading: l’arrivée des très grands porte-conteneurs sur la desserte Asie-Europe amène les compagnies à déplacer les plus « petites » unités sur d’autres lignes, risquant ainsi de créer de la surcapacité.