Des obstacles techniques entravent le déploiement sur tous les types de navires. Le cadre réglementaire « pas conçu pour… » est lacunaire. Les normes (iso, Afnor) sont en cours d’écriture. Pour autant, la propulsion vélique, régénérée par la sophistication de technologies associant aérodynamique et hydrodynamisme, sort de l'adolescence et entre dans l’âge adulte. Emmanuel Schalit, à la tête d’OceanWings, fabricant d’ailes semi-rigides qui a récemment étendu sa gamme aux voiles rigides basées sur la technologie des pales éoliennes, en tient la preuve : « L'an dernier, aux Assises de l’économie de la mer, j’ai participé à un débat similaire mais dans une salle de côté. Cette année, on a droit à la plénière. C’est un signe encourageant mais qui converge en réalité avec ce que l’on observe sur les marchés », tacle-t-il.
Les systèmes de propulsion assistée par le vent (Wasp, wind assisted propulsion systems) arrachent petit à petit leurs lettres de crédibilité et s'extraient de l'exclusive. Du moins auprès d’un certain public, à commencer par les chargeurs. Leur intégration sur la flotte de navires existante est plus itérative. Les armateurs conventionnels y vont encore à tâtons, procèdent par expérimentations dans l’attente de retours d’expérience plus nombreux et ayant encore besoin de réassurance en termes d’efficience, de fiabilité des équipements dans le temps, d’opérabilité et manœuvrabilité.
Mise au pas normative
Les sociétés de classification éditent leurs guidelines et autres référentiels au fil de l’eau, la Française Bureau Veritas en première ligne, stimulée par la dynamique de la filière nationale, pionnière dans la révolution vélique. « L’installation à bord d’un système vélique ne dispose pas à ce jour de réglementation internationale ou européenne. Nous avons ressorti des cartons une réglementation des années 80 qui avait servi pour un des navires de Ponant, que nous avons réactualisée, explique Maximilien Basquin, directeur de Bureau Veritas (BV) pour la partie marine et offshore. Elle reste vivante puisqu'on apprend au fur et à mesure en fonction des projets sur lesquels on est amené à travailler et qui ont le mérite d'être des projets extrêmement diversifiés ».
Attendue sur ce sujet, l’Organisation maritime internationale (OMI) tarde à édicter quoi que ce soit. Selon le dirigeant de BV, il ne faut pas attendre l'OMI sur ces sujets de structure et d'équipement, domaines sur lesquels le régulateur se positionne en effet peu. Sauf « à la faveur » d’un accident, à la source de la plupart des grandes conventions internationales maritimes. « C’est une compétence historique des sociétés de classification. Et nous avons déjà intégré la sécurité des systèmes », confirme-t-il. Les règles n’existent pas davantage au sein de l’IACS (association internationale des sociétés de classification) « mais cela pourrait venir. Toutefois, en dépit de projets de plus en plus concrets, on est encore assez loin d'avoir un retour d'expérience suffisant pour harmoniser les règles. Elles viendront par la force des choses mais il faudra encore cinq à dix ans ».
En attendant, BV n’est pas la seule à s’y être penchée. La Norvégienne DNV, la Japonaise Class NK, la Britannique Lloyd’s Register ou encore l’Américaine ABS s’y sont mises également. Parallèlement, Les polices d’assurance devraient aussi devenir plus spécifiques au fur et à mesure des évolutions.
Effervescence
« Il y a actuellement 50 navires véliques en service dans le monde et le carnet de commandes en compte plus d'une centaine, confie Lise Detrimont, déléguée générale de Wind Ship dans un entretien au JMM. L’association professionnelle représentant les acteurs de la filièe estime à 16 le nombre de néo-armateurs ou futurs néo-armateurs véliques dans l’Hexagone tandis que huit armateurs conventionnels testent actuellement des solutions véliques. Une dizaine de navires français sont par ailleurs équipés de systèmes véliques ou les ont testés (Canopée, Grain de Sail I et II, Anemos et Artemis, Persévérance, Ville de Bordeaux, Marfret Niolon, Isabelle, Alcyone, MN Pélican). Treize autres sont en commande*.
En dépit de cette effervescence, les questions de performance restent le sparadrap du capitaine Haddock de la filière, à qui est adressé un procès systématique en légitimité dans la marine marchande. En veut pour preuve l’intitulé (subjectif) d’une des tables rondes organisées dans le cadre des Assises de l’économie de la mer. « Quelles sont les réelles performances du transport vélique ? »
« De quelle performance parle-t-on à vrai dire ? », réagit Lise Detrimont. Il y a la performance évidemment technique ou technologique qui consiste à définir schématiquement la capacité de propulsion du navire, que l’on peut difficilement décorréler de la performance économique. Certains parlent de performance réglementaire, par rapport aux indicateurs de l’OMI. Il est aussi question de performance opérationnelle, notamment la flexibilité du système, son mode d'usage… »
Mais au-delà, déroule la porte-parole du secteur, il s’agit surtout de maximiser le parti qu'on peut tirer du vent sachant que les conditions de navigation ne sont pas les mêmes selon les routes. « On va donc avoir une performance dépendante de cette ressource en vent et des conditions environnementales et donc différente à chacun des trajets ». Le débat est lancé.
Vela : compétitivité assurée ?
« La performance économique vis-à-vis de quel marché ? Sur nos marchés –des produits dits de haut de gamme, vins et spiritueux, prêt-à-porter, cosmétique, produits artisanaux –, on est particulièrement compétitif car le chargeur ne regarde pas que le coût du transport mais le ratio valeur/coût global pour l'entreprise », pose Pierre-Arnaud Vallon, cofondateur et président de VELA.
La question de la performance environnementale se pose avec d’autant plus d’acuité pour filiale de Sail For Goods que sa proposition commerciale est assise sur la rapidité avec un navire qui fera la « transat » à 14 nœuds en moyenne, soit un voyage de 10 à 13 jours à l'aller et 8 à 10 jours au retour. La compagnie a opté pour des trimarans de 67 m de long et 25 m de large des voiles en membrane filamentaire carbone (fabriquées par l’entreprise néo-aquitaine Incidence), compromis entre les voiles souples et rigides et efficacité sur toutes les plages de vent. Ainsi, l’armateur estime tenir sa promesse de vitesse et fiabilité horaire : un service de transport 100 % à la voile en 13 jours entre la France (départ de Honfleur) vers les Etats-Unis (New Jersey). Le premier – « sous pavillon français, une performance sociale », dit-il –, va rentrer en exploitation mi-2026. Il sera suivi par quatre autres livrés entre 2027 et 2028 pour avoir un départ par semaine et une capacité de transport de 48 000 t à l’année. Il pourra alors étendre ses lignes.
Pour renseigner la décarbonation induite, l’entreprise de Bayonne a eu recours à Carbon 4, le cabinet du très médiatique Jean-Marc Jancovici.
« On décarbone de 95 à 99 % et nous sommes à 0,38 grammes de CO2 tonnes par kilomètre. Si on prend en compte l’analyse du cycle de vie (ACV) complet [de l'extraction de la matière jusqu'à la recyclabilité du navire, NDLR], Carbon 4 a conclu qu'on était l'une des solutions les plus décarbonées sur le trade transatlantique [sans préciser son périmètre de comparaison, NDLR] » assure le dirigeant, qui plaide désormais pour des coopérations avec d’autres armateurs et acteurs de la chaîne de transport afin de proposer à ses chargeurs des corridors verts. « Parce qu'on peut avoir un navire qui n’émet plus mais si le pré ou le post- acheminement se fait avec du diesel, ça n'a aucun sens ».
TOWT : une expérience depuis 2011
« Quand on parle de marine marchande, on est toujours très curieux de savoir où on va d'un point de vue technico-technique. Or, quand on fait une analyse rapide des grands armateurs en conteneur et de leurs allégations sur le carbone, on se rend bien compte qu’elles sont relativement de l'ordre de l'affichage. Il y a très peu de sources et de documentation. Quand on regarde les choses de près, le dieselgate n'a pas eu lieu dans le maritime », envoie Guillaume Le Grand, à la barre de TOWT, connu pour être le poil à gratter du shipping français.
L’armateur, né à Douarnenez et désormais basé quai Frissard au Havre, a réceptionné cet été les deux premiers – Anemos et Artemis (qui sera baptisé le 19 décembre en présence d'Edouard Philippe) —, de sa flotte de huit voiliers marchands commandés chez Piriou. Le numéro trois sera livré début 2026 puis les cinq autres à la cadence trimestrielle. À huit, moyennant une capacité d’emport de 1 080 palettes et un payload de 1 300 tonnes, l’entreprise pourra assurer une fréquence hebdomadaire et disposer d’une capacité de l'ordre de 200 000 t par an.
L’histoire de TOWT n’est pas tout à fait comme celle des autres « néo » puisque la société fait du transport à la voile depuis 2011 via l’affrètement de gréements traditionnels (une vingtaine) avec lesquels elle a opéré plus de 70 voyages (transports de café, cacao, etc.) entre 2011 et 2016. À cette date, elle a décidé d’investir dans une flotte neuve de sisterships « sur la base d’un double constat d'un vent au large qui est abondant, qui est devenu prédictible et d'un shipping qui peine à se décarboner », comme aime à le définir Guillaume Le Grand. Cette expérience, qui lui a permis d’affiner sa proposition technique (une trentaine d'innovations, concentré de toutes les technologies disponibles en 2024), sa stratégie commerciale et son mode d’exploitation (les routes), lui donne finalement une longueur d’avance.
« On vend un transport radicalement décarboné et une propulsion principale qui utilise la voile une grande majeure partie du temps. Sur la base de notre retour d’expérience, nous sommes entre 0,3 et 0,6 gramme de CO2 en tonnes/kilomètres. C'est notre réalité ! ». Et elle est certifiée, ajoute-t-il. « Nous fournissons une liasse documentaire de documents juridiques qui soutient tout ce qu'on est capable de fournir. Un journal de bord détaille chaque étape du parcours, l'état du gréement, les vitesses, les conditions de vent à tout instant »
Si l'allégation du transport à la voile, « ne souffre pas de biais sémantiques », la performance commerciale est tout autant fondamentale. « Nous sommes des marins mais aussi des marchands et nous devons donner de la valeur à l'externalité environnementale positive. Actuellement, 4 millions de paquets de café se baladent dans tout le nord-est américain, avec notre label Anemos, qui donne un coup de projecteur sur l'ensemble des démarches de décarbonation du chargeur ».
Mais au-delà, rappelle le dirigeant, le chargeur n’est pas sensible qu’à la seule décarbonation. Il est réceptif à tout, le transit time, la proposition commerciale, le service client… La proposition de l’armateur, qui annonce un temps de trajet entre Le Havre et New York de 13 jours à l’aller et de 18 jours au retour, avec une marchandise libérée à 20 jours, affiche une lead-time comprimé par rapport au conteneur (il faut compter entre 32 et 37 jours). Cela est possible, poursuit-il car « ses navires sont bigués » et parce qu’il a « une stratégie de ses opérations portuaires » (logique de terminal). « Quand on considère que nos marchandises valent de l'ordre de 4 à 5 fois le prix du navire, pour la simple immobilisation capitalistique de la marchandise, c'est capital ».
« Si les clients nous suivent, résume l’intarissable, c’est parce qu'on est très rapide, très décarboné, très transparent et très peu cher, sans bunker adjustment fees (BAF) et sans prime pétrole ». La société a signé des contrats long-terme d’une durée de neuf mois à cinq ans, et « c’est une assurance contre la volatilité du shipping » Un tacle à l’endroit de la concurrence, régie par des taux de fret rompus aux montagnes russes et des surcharges qui « sont multipliées par deux ou trois puis divisées d’autant sans que personne ne comprenne quoi que ce soit ».
Quant à la performance technique, elle est au rendez-vous. « On a dépassé les 16 nœuds en vitesse de pointe. Sur le voyage Réunion-Brésil, l’Artemis a consommé moins d'une centaine de litres de diesel, y compris, les groupes électrogènes. Tout le reste est hydrogénéré, soit en équivalent pétrole de l'ordre d'une vingtaine de milliers de litres ».
La suite ? Décarboner à la voile à 20 nœuds contrevient aux lois de la physique. Quant à des navires de plus grande taille (les siens sont déjà dans le haut du marché), « pour naviguer au portant avec l'état des technologies actuelles des voiles souples, on peut difficilement envisager des navires de grande taille qui resteraient en propulsion principale vélique ». Les équipes de TOWT planchent plutôt sur l'amélioration des gréements, intéressés par ceux de type zéolique (ailes de traction), « capables de naviguer sur les allures de bon plein et de grand-Large, ce qui reste fondamental sous l’Alysée quand on va vers l'Ouest ».
Beyond the Sea : déploiement de grands formats
« Nous avons déjà équipé près de 250 bateaux avec une surface maximale de 80 m2 et on va continuer à développer avec des surfaces de 200 à 400 m2, pour proposer une voile de kite en sécurité pour de gros navires », indique Yves Parlier, dont la société, Beyond the Sea, propose différents systèmes automatisés de traction par kite. Véritables ailes aérodynamiques, ses solutions tirent « perpendiculaire au vent et peuvent donc être utilisés au près comme au portant », explique le navigateur réputé qui, sur son catamaran Seakite, avec 500 m2 de toile, ne pouvait pas « marcher » au vent arrière. « Aujourd'hui avec un kite de 50 m2, on va deux fois plus vite alors qu'on a dix fois moins de surface de toile ».
Le marin a traversé le Pacifique en juin, du Japon à Alaska, sur un yacht de 24 mètres avec un Seakite (nom commercial d’une de ses solutions aussi) de 25 m2 qui a permis de tracter à 7-8 nœuds, moteur coupé.
Destinés à la plaisance initialement, les waps de l’entreprise sont en train de muter pour s’adapter aux navires marchands. Ainsi, l’entreprise est en train de finaliser l'installation sur le Forbin, un gazier de 99 m de la compagnie Géogaz, avec des solutions de 50 m2 en vol statique et 100 m2 en dynamique, dont les premiers essais sont prévus début 2025.
Pour quelle garantie de performance ? « On est capable d’évaluer, selon la vitesse du navire, la puissance qu'on produit. Mais pour traduire cela de manière très précise en économies d'énergie et réduction des émissions de gaz à effet de serre, on a besoin des armateurs qui testent nos produits », lance un appel Yves Parlier.
N'en demande-t-on pas trop ?
« Ces retours d'expérience sont aussi capitaux pour constituer une base de données, ajoute Lise Detrimont. Sur les moteurs on a 100 ans de banc d'essai. Pour les technologies véliques actuelles, on part de zéro. Ce sont des informations qui seront aussi précieuses aux financeurs, notamment pour calculer des retours sur investissement ».
N'en demande-t-on pas trop finalement à des technologies qui ont atteint leur maturité technique (à défaut de celle industrielle et commerciale) mais qui en sont encore à militer pour le droit à exister ? « Les exigences vont parfois peut-être au-delà de ce qu'on demande à des navires classiques, convient la porte-parole de la filière. On n'a jamais demandé à un navire de prendre en compte et mesure l'effet du courant, des vagues par exemple ».
« Ne perdons pas trop de temps sur les performances face à l'enjeu », abonde Pierre-Arnaud Vallon, rappelant que l’on se dirige « vers un monde qui se réchauffe à 4 degrés ». « Sans transport, il n'y a pas de stabilité, pas de prospérité. On a de super outils. On l’a démontré. Maintenant, il faut juste accélérer. Le vent est disponible partout, maintenant et est gratuit. Mais il ne va pas résoudre tous les problèmes liés au réchauffement climatique ».
« Aujourd’hui, les motorisations à diesel marchent très, très, très bien, surenchérit Guillaume Le Grand. Mais on voudrait nous vendre un avenir complètement décarboné grâce à une corne d'abondance de carburant sans carbone, très fiable et bientôt disponible. Cela n'arrivera pas. Il faut sortir du caburocentrisme », plaide le dirigeant, qui aura le dernier mot : « ne nous jugez pas trop vite et pas trop durement parce que nous, on décarbone vraiment. »
Adeline Descamps
* 2 Orient Express, 1 Neoliner Origin, six sisterships d'Anemos, 1 trimaran Vela, 3 rouliers LDA. La commande de Windcoop serait immintente. Les deux porte-conteneurs à voile (Grain de Sail III et celui de Zéphyr & Borée pour le compte d'un collectif de chargeurs) devraient se confirmer en 2025.
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