De septembre à décembre 2012, le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) et l’Inspection générale des finances (IGF) ont mené une « mission d’analyse et de proposition portant, d’une part, sur la faisabilité globale du projet Seine-Nord Europe dans le cadre de la procédure en cours d’attribution d’un contrat de partenariat et, d’autre part, sur les avantages collectifs du projet dans sa configuration actuelle ». Cette mission a été demandée aux deux organismes par le ministre délégué chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche suite aux déclarations de l’un des deux candidats au dialogue compétitif indiquant fin août une suspension possible de sa participation à cette procédure. Le rapport sur le projet de canal Seine-Nord Europe (SNE) suite à la mission conduite par le CGEDD et l’IGF est daté de janvier 2013 et disponible sur le site Internet des deux organismes. Ce document compte une trentaine de pages, dont la moitié d’annexes, et présente les raisons qui ont conduit les auteurs à préconiser « un report de la réalisation du projet de canal SNE à une période économique plus favorable ». L’analyse menée par le CGEDD et l’IGF est fondée sur des auditions de l’équipe SNE de Voies navigables de France (VNF), de membres des administrations concernées, des parties prenantes parmi les filières industrielles et des autorités portuaires. La mission n’a pas rencontré de représentants des collectivités territoriales ni de l’Union européenne (UE), possibles financeurs du projet, ni des 2 candidats au dialogue compétitif.
Un projet atypique
Les auteurs rappellent que SNE est un projet de contrat de partenariat (CP) portant sur le financement, la conception, la construction, l’exploitation, l’entretien, la maintenance et la régénération d’un canal de 106 km de long visant à assurer une liaison à grand gabarit entre le bassin parisien et l’Europe du Nord-Ouest tout en favorisant le report modal vers la voie d’eau. « Ce projet, soutenu par de nombreux élus locaux mais dont l’opportunité a par ailleurs été régulièrement discutée, constituerait un tournant pour VNF, tant il est atypique », souligne le rapport, et ce pour trois raisons. La première porte sur le mode de réalisation de SNE, « VNF n’ayant jamais porté à ce jour de projet de ce volume financier et n’ayant pas encore l’expérience de la mise en œuvre d’un CP ». La deuxième raison concerne l’impact de SNE sur le modèle économique du transport fluvial en France avec des recettes de péages qui seraient 10 fois supérieures en 2025, grâce au surpéage sur le futur canal, aux 8,3 M€ actuellement perçues sur l’ensemble du réseau hexagonal. Les caractéristiques du projet constituent la troisième raison: premier projet de liaison fluviale réalisé en France depuis un demi-siècle, des ouvrages d’art non standards, etc.
Des paramètres jugés défavorables
Les auteurs du rapport précisent ensuite les paramètres économiques et financiers défavorables, selon eux, à la réalisation de SNE dans le contexte de crise économique actuelle.
– Le premier paramètre est « un coût de réalisation significativement revu à la hausse et excédent toutes les évaluations antérieures de VNF, même les plus récentes ». En 2006, l’avant-projet sommaire (APS) a retenu une évaluation de 3,2 Md€; en 2009, la loi dite « Grenelle 1 » évoque 4 Md€. Depuis, « la dérive des coûts est manifeste » avec une fourchette prévisionnelle comprise entre 5,3 et 6,4 Md€ pour le CP et un coût total du projet entre 5,9 et 7 Md€. Quatre facteurs expliquent la réévaluation des coûts du projet, selon le rapport. Le premier est une évolution des prix de construction plus rapide que l’évolution générale des prix depuis 2006. Le deuxième porte sur la prise en compte des frais financiers intercalaires pendant les travaux, « qui n’avaient pas été évalués dans l’APS », tout comme l’intégration des coûts à la charge directe de VNF. Le dernier facteur concerne l’évaluation des dépenses d’investissement pour la réalisation des plates-formes multimodales.
– Le deuxième paramètre concerne « les prévisions de trafic et donc de recettes tirées de l’exploitation du canal qui doivent être revues à la baisse compte tenu de la dégradation de l’environnement macroéconomique ». Le rapport note que les prévisions de trafic réalisées par VNF s’appuient sur un scénario macroéconomique datant de 2005 et n’intègre pas l’impact de la crise économique depuis 2008 sur le transport de fret. Par ailleurs, les tarifs des surpéages, « dont l’application est restreinte à la partie française de Seine-Escaut », ont dû être augmentés pour conserver en partie les recettes initialement visées, « ce qui rend SNE potentiellement moins attractif par rapport aux autres modes, sauf à instaurer parallèlement des péages ou taxes sur ces derniers ». Les auteurs s’interrogent aussi sur les prévisions très élevées de trafics par VNF pour les granulats et les conteneurs. La surestimation des trafics et des recettes, la dérive des coûts de réalisation du projet ont pour conséquence une révision à la hausse de la subvention de l’AFITF à 1,4 Md€ pour couvrir les loyers pendant la durée du CP.
– Le troisième paramètre porte sur « le besoin en concours publics ab initio revu à la hausse par VNF, par rapport au projet d’intention de financement de 2009, pour absorber la dérive des coûts ». En 2009, VNF a prévu des subventions publiques d’un montant total de 2,13 Md€. Au 1er janvier 2013, VNF estime à 3,71 Md€ le montant des subventions initiales nécessaires à la réalisation de SNE dont 1,58 M€ de la part de l’UE, 0,90 M€ de l’AFITF (en plus des 1,4 Md€ de loyers, voir ci-dessus), 0,69 M€ des collectivités territoriales et des ports. Pour le CGEDD et l’IGF, « les hypothèses de financement public de VNF sont particulièrement optimistes même s’il est incontestable que les caractéristiques du projet, lié à Seine-Escaut, plaident pour une revalorisation de la subvention européenne ».
Ces trois paramètres correspondent à une actualisation des coûts du projet SNE à partir des données fournies par VNF. Ils sont jugés négatifs par les auteurs du rapport principalement car les évaluations de l’établissement datent de 2006 ou 2009 et n’ont pas été mises à jour depuis ces dates.
La suite du rapport étudie la capacité ou non des 2 candidats au dialogue compétitif à réunir les financements privés nécessaires à la réalisation de SNE dans le contexte de crise économique actuelle. Sur cette question, le document souligne que « la crise financière a dégradé les conditions de financement des partenariats public-privé et la capacité du marché à mobiliser des financements longs sans intervention publique ». Pour pallier cette situation, VNF a mis au point plusieurs variantes de plan de financement faisant appel à des outils de financement innovants. Ces derniers sont jugés « incertains » par le rapport car jamais « testés au préalable sur le marché français ». Enfin, le rapport estime « qu’un recours substantiel à des prêts d’origine publique pour financer le partenaire privé serait incontournable pour boucler le financement du projet en CP ». Là aussi, les auteurs du rapport ne sont pas convaincus par les solutions envisagées par l’établissement VNF.
La situation a profondément changé
L’évolution défavorable des paramètres économiques et financiers du projet, notamment, la dérive des coûts, l’impact de la crise sur les prévisions de trafic et les conditions de financement des CP, amène les auteurs à un jugement sans appel: « l’équation du projet SNE a profondément changé depuis sa déclaration d’utilité publique en 2008. SNE est plus coûteux, pour des recettes inférieures, une capacité à lever les financements nécessaires au bouclage du projet qui reste hypothétique ». Ils préconisent donc « un report du projet à une période économique plus favorable ». Sachant qu’un « abandon de la procédure de dialogue compétitif est possible à tout moment pour un motif d’intérêt général. Cette faculté est clairement prévue à l’article 11 du règlement de la consultation ».
L’État n’a pas suivi la conclusion du rapport
Le 26 mars, dans un communiqué, le ministère des Transports a indiqué: « Le rapport du CGEDD et de l’IGF préconise un report du projet SNE à une période économique plus favorable. Mais Frédéric Cuvillier ne fait pas sienne cette conclusion et ne se résout pas à un échec annoncé. » Le ministre délégué chargé des Transports a donc décidé « une remise à plat du dossier dans ses aspects techniques » qui sera menée par une « mission de reconfiguration » dont la présidence est confiée au député Rémy Pauvros. Ce dernier devra bâtir un nouveau projet SNE « qui pourra être présenté dès le premier semestre 2014 à Bruxelles afin de pouvoir bénéficier de financements européens qui pourraient atteindre 30 % du coût total ». La procédure actuelle de partenariat public-privé est en conséquence stoppée car elle n’aurait pas manqué de se heurter « dans quelques mois à des impasses juridiques et financières ».