Le passage maritime arctique, entre l’Europe et l’Asie, se compose de deux routes. L’une passe au nord de la Norvège, longe les côtes de la Sibérie par la mer de Barents, puis la mer de Kara, le détroit de Sannikov puis redescend vers l’Asie après le détroit de Béring. L’autre route longe les côtes canadiennes le long de l’île de Baffin puis emprunte les détroits de Lancaster, Barrow, Melville, Victoria et rejoint le Golfe d’Amundsen, longe la côte nord de l’Alaska et emprunte le détroit de Béring pour rejoindre l’Asie. Deux choix de navigation qui sont confrontés à la banquise.
La fonte de la banquise en arctique est devenue un phénomène notoire. Peut-on alors envisager d’emprunter la route par le nord pour des liaisons maritimes entre l’Europe et l’Asie? La question est souvent posée sans qu’il n’y ait de véritables réponses apportées par les géographes. Dans son intervention au séminaire de l’Emar, le professeur Frédéric Lasserre a détaillé les différents cadres de cette route: juridique, climatique et économique.
Le réchauffement climatique se mesure, en Arctique, par la fonte de la banquise. « La banquise diminue, cela est avéré, a expliqué le professeur, mais de façon imprévisible. » Les observations faites ces dernières années montrent un rétrécissement de la surface minimum de la banquise. « La fonte des glaciers est aussi un souci pour la navigation. En se disloquant, les glaciers forment des icebergs dans le golfe de Baffin et vers l’Atlantique Nord. En se fragmentant, ils forment des petits icebergs, appelés bourguignons, qui mesurent 20 m de long et pèsent une tonne. Ils représentent pour la navigation un risque majeur parce qu’ils sont entre deux eaux et dérivent jusque dans l’Atlantique Nord. » Le débat des climatologues porte aujourd’hui sur la disparition complète de la banquise pendant l’été. Les plus pessimistes tablent sur une disparition de la banquise à l’horizon 2013. Les plus optimistes retardent cette date à 2030. « Tous s’accordent malgré tout sur un point. Le point de non-retour de la banquise à son état d’origine est dépassé. »
Un phénomène inquiétant pour le climat, mais qui peut avoir des avantages pour le transport maritime. En ouvrant une voie par le nord entre l’Europe et l’Asie, les armateurs disposent d’une nouvelle route, parfois moins longue.
La gouvernance au cœur des préoccupations
« Si le trafic augmente, qui va contrôler le passage de la route maritime arctique? », interroge le professeur Lasserre. Le débat porte principalement sur les revendications territoriales et les interprétations de chaque État pour assurer un passage libre. Le Canada et les États-Unis ne sont pas d’accord sur la route du nord-ouest longeant les côtes canadiennes. Le Canada revendique les eaux arctiques comme des « eaux intérieures ». Le 15 février, lors du 21e séminaire du droit maritime au Canada, Gilian Grant, conseillère auprès du ministère des Transports du Canada, a réitéré les revendications nationales sur le passage du nord-ouest. « Le Canada ne s’oppose pas à la navigation internationale, mais il revendique la souveraineté sur ce passage. Nous devons assurer la sécurité, la sûreté et l’environnement des eaux de cette route », a répété la conseillère auprès du ministère des Transports du Canada. Une position que les États-Unis rejettent. Selon l’article 234 de la convention internationale du droit de la mer de Montego Bay, le Canada peut imposer des législations nationales sur ces eaux. Les États-Unis n’adhèrent pas à ces thèses et demandent que le passage du nord-ouest soit considéré comme un détroit international avec libre passage, sans possibilité pour les pays riverains d’imposer des restrictions. Et Gilian Grant avoue: « Les États-Unis et le Canada sont tombés d’accord pour constater leur désaccord. »
Le même schéma de désaccord se pose sur la route par le passage du nord-est, le long des côtes russes. Moscou revendique les eaux territoriales que les États-Unis se refusent à reconnaître. Le passage emprunte des détroits à moins de 12 milles des côtes qui, selon les Américains, sont internationales, alors que les Russes considèrent que ces détroits sont dans leurs eaux intérieures. Ce champ de bataille législatif a connu des évolutions au cours des derniers mois. À la fin de son mandat présidentiel, Georges Bush a évolué et a voulu ratifier la convention sur le droit de la mer. L’administration Obama serait aussi disposée à faire de même, mais est confrontée à d’autres priorités. Ces litiges entre les trois pays n’ont pas fait l’objet de la désignation d’un arbitre, ni d’une décision de l’OMI, ni de la Cour internationale de Justice. « Dans chaque camp, les protagonistes demeurent sur leurs positions et craignent de ne pas avoir raison, explique Frédéric Lasserre, le Canada et les États-Unis préfèrent rester sur un statu quo juridique. » Le Canada aurait voulu lancer la création d’un code de la navigation polaire, un projet étouffé dans l’œuf par les États-Unis. Ce code est aujourd’hui un guide sans force de loi.
120 transits en 114 ans
L’intérêt de ces questions sur le passage est de pouvoir emprunter une route maritime pour raccourcir les délais de transport entre l’Asie et l’Europe. Cette route est avant tout empruntée par des bateaux de pêche. Dans ce secteur, seule la crevette représente un potentiel économique pour le Groenland. La morue pêchée localement est difficilement commercialisable. Si certains armements du nord de la Russie investissent aujourd’hui dans des navires adaptés, ils sont peu nombreux à s’aventurer dans ces eaux. La migration des espèces vers le Nord est peut-être une source future d’intérêt pour cette route. Le tourisme se développe aussi localement. En 1990, une croisière a emprunté cette route. En 2008, 20 croisières ont été recensées. Elles étaient 53 en 2005 avant la crise. Le coût de passage d’un croisiériste dans la région est estimé à environ 8 000 $-10 000 $, ce qui limite le nombre par une sélection financière. Quant aux marchandises, deux sortes de trafics existent. Le premier, appelé trafic de destination, est destiné aux marchandises exploitées dans la région, et le second est le transit. Pour le transit, le retrait accéléré de la banquise ouvre potentiellement la route. Le « hic » vient de l’incertitude en matière de glace. « Tout dépend de la fonte de la banquise et les armateurs ont besoin de certitudes », analyse Frédéric Lasserre. Pourtant, les distances entre l’Asie et l’Europe sont véritablement plus courtes. Entre Marseille et Yokohama, le passage du nord-ouest est de 16 720 milles, soit un tiers de moins par le passage du nord-ouest que par Panama. Entre Rotterdam et Shanghai, la route par le passage du nord-est est 38 % moins longue que par Panama et de 19 % plus courte par le détroit de Malacca. Dans ces temps de réduction et d’économie des soutes, ces passages représentent donc un intérêt économique. « Où sont les navires? », interroge Frédéric Lasserre. Depuis 1906, il a enregistré 120 transits de navires de commerce. Une enquête menée en 2008 auprès de 125 armements montre cette tendance. Les armements conteneurisés se disent majoritairement défavorables à cette route. La raison vient simplement du fait qu’entre l’Europe et l’Asie ces armements desservent d’autres marchés pour optimiser leur rotation. Pour les vracs secs et liquides, la tendance est plus marquée pour la négative, mais certains se disent prêts à emprunter la route arctique.
« Le secteur des vracs est plus intéressé par cette route en raison du trafic de destination. » La région du Groenland, celle du Spitzberg, celle de Sibérie et celle de Kirkenes en Norvège regorgent de minerais. Fer, nickel, zinc, charbon, plomb cuivre et or peuvent être exploités dans ces régions. Ces gisements coûtent plus cher à exploiter tant au niveau humain qu’au niveau du matériel. Pour rentabiliser les navires, les opérateurs font un calcul de risque face à celui de rentabilité financière. Compte tenu des incertitudes de passage et des coûts, ces mines ne sont pas encore exploitées entièrement. En effet, l’autre problème de cette route maritime se pose en des termes de navigation. Les détroits et les accès sont limités en tirant d’eau à 13 m en moyenne. L’exploitation de navires de taille moyenne signifie donc un coût supérieur. « Faut-il faire des dragages localement pour augmenter le tirant d’eau et permettre à des unités de plus grande capacité de passer? La solution paraît tellement onéreuse et difficilement réalisable que le projet n’est pas abordé », indique Frédéric Lasserre.
Le passage par la route arctique est encore aujourd’hui à ses balbutiements. Les oppositions juridiques entre les pays et le peu de trafic maritime actuel font de cette route une arlésienne. Seuls les trafics de destination pourraient un jour alimenter cette route, mais à condition de pouvoir exploiter les gisements dans des conditions économiques rentables. Si aujourd’hui le sujet de cette route polaire n’en est qu’à ses origines, il pourrait devenir d’actualité si les prévisions des climatologues se confirment et si de nouveaux marchés économiques s’ouvrent dans la région. Des inconnues que l’avenir pourra résoudre.