Après des années de rumeurs et des mois de tractations et moins d’un an après l’arrivée de Jens Lund à la tête de DSV, le groupe de commission de transport a signé avec Deutsche Bahn un accord pour l’acquisition de DB Schenker. Perclus de dettes (34 Md€ pour un chiffre d'affaires de 57 Md€), l’opérateur historique du rail allemand s’était résolu fin 2023 à mettre sur le marché sa lucrative filiale de commission de transport (42 % de ses revenus en 2023) au prix très élastique de 12 à 20 Md€
Le groupe danois emporte le morceau pour 14,3 Md€, l'offre la plus avantageuse pour le propriétaire sachant que sa pépite a vu son résultat d'exploitation chuter de 38 % sur un an à 1,1 Md€ en 2023, les taux de fret s'étant normalisés après deux années épiques.
L'opération représente aussi la plus importante pour le Danois qui a multiplié les prises depuis 2016, année où il a emporté l’américaine UTi Worldwide pour 1,35 Md$. Connu pour ses raids non amicaux, il mettra ensuite la main sur la Suisse Panalpina (2019) profitant des désaccords entre actionnaires de sa proie pour déposer une offre non sollicitée, qu’il réévaluera plusieurs fois afin de gagner la sympathie de la Fondation Ernst Goehner, l’actionnaire majoritaire. Il emportera le morceau pour un montant de 4,92 Md€ et se hissera ainsi en 3e position dans le transit aérien et au 4e rang dans le fret maritime, derrière pour ce dernier segment de marché Kuehne+Nagel, Sinotrans, DHL et devant DB Schenker.
En 2021, il alignera presqu’autant de cash pour le contrôle du koweïtien Global Integrated Logistics (4,2 Md€). Mais il butera sur le morceau Ceva Logistics avec son offre jugée peu alléchante de 1,34 Md€. Son offensive non désirée avait poussé CMA CGM, actionnaire de Ceva, à précipiter une montée au capital avant d’en prendre le contrôle. La suite est connue. Ceva est devenue le bras armé de la stratégie logistique de CMA CGM.
Une opération conclue au 2e trimestre 2025
DSV et DB Schenker devraient réaliser un chiffre d'affaires pro forma d'environ 39,3 Md€ sur la base des chiffres de 2023 (147 000 personnes dans plus de 90 pays) avec des fonds propres de 11 Md€. Sous réserve de l'approbation du conseil de surveillance de la Deutsche Bahn et du ministère fédéral allemand du Numérique et des Transports (Bundesministrerium für Digitales und Verkehr) ainsi que des autorisations réglementaires classiques, qui devraient être obtenues au deuxième trimestre 2025, DSV détiendra 100 % des actions de Schenker AG, y compris toutes ses filiales. L'opération s'effectue sur la base d'une transaction entièrement en numéraire pour une valeur d'entreprise/revenu de 0,77x et à une valeur d'entreprise/excédent brut d'exploitation de 14,0x (données financières des douze derniers mois, clôture juin 2024).
DSV prévoit de financer la transaction au cours des 12 prochains mois en combinant un financement par actions (d'environ 4 à 5 Md€) sans droits de préemption pour les actionnaires existants et par la dette. L'entreprise a obtenu des facilités de financement de BNP Paribas, Danske Bank, HSBC et Nordea pour la transaction. Le programme actuel de rachat d'actions de DSV, d'un montant maximum de 1,5 milliard de DKK, lancé le 24 juillet 2024, est donc suspendu.
Des engagements
Le groupe a pris des engagements sociaux à l'égard des employés de Schenker en Allemagne, qui s'appliqueront pendant deux ans après la conclusion de l'opération. Mais la vente a rapidement braqué le puissant syndicat allemand des services Ver.di, qui estime la casse sociale à 5 300 postes sur les 15 000 emplois de Schenker en Allemagne. Le commissionnaire a la réputation de supprimer rapidement des emplois après une acquisition. Les dernières ont touché 45 % des nouveaux employés, concernés par des doublons dans les fonctions support.
Alors que l’opération est très critiquée outre-Rhin, où les affaires deviennent très rapidement très politiques, l’acquéreur a fait patte blanche en indiquant que plusieurs fonctions centrales resteront en Allemagne, notamment sur le site de Schenker à Essen. Avec un engagement d’investissement d'un milliard d'euros dans ce pays au cours des trois à cinq prochaines années.
Donné favori
Depuis le début du processus, DSV est donné favori. Le transitaire a manifesté son intérêt dès 2021, avant même qu’elle ne soit à vendre. Il l’avait annoncé à la hussarde, dans la presse danoise. Une sortie opportune alors que les élections fédérales se profilaient outre-Rhin pour désigner un nouveau gouvernement et chancelier. La récente restructuration de l'équipe de direction, opérée par le nouveau PDG Jens Lund, avait de surcroit été perçue comme le signe d’une préparation à une acquisition majeure.
Le retrait de Maersk en juillet a laissé le champ libre à l'autre candidat européen du lot, un fait non neutre pour les autorités d’un pays sourcilleux d’ordinaire pour ses actifs et à qui reviendra le feu vert réglementaire.
Des intérêts qui se sont émoussés chez les commissionnaires
Au fur et à mesure du processus de vente, les intérêts les plus attendus se sont néanmoins émoussés. Le rival allemand de DB Schenker, DHL, a fini par opposer une fin de non-recevoir alors qu'il aurait été vivement apprécié par les autorités fédérales allemandes. Le groupe digère l’acquisition de J.F. Hillebrand, un acteur de poids dans la commission de transport de vins et spiritueux (500 000 EVP par an). La valeur de l’opération, estimée à 1,5 Md$, a représenté l'un des plus importants deals pour le groupe de Bonn depuis l’acquisition en 2005 du britannique Exel pour environ 7 Md$.
Le leader du marché Kuehne+Nagel a également décliné en février dernier alors que son actionnaire principal, le très remuant Klaus-Michael Kühne, avait fait beaucoup de bruit sur ce sujet, pressant Hapag-Lloyd, dont il est aussi actionnaire (30 %), à se positionner en s'associant à des sociétés de capital-investissement. Dans sa fourchette haute, la valeur de DB représente le bénéfice d'exploitation engrangé par en 2023 par le numéro cinq mondial du conteneur.
La dernière grande acquisition de Kuehne+Nagel remonte à celle d’Apex International en mars 2021, une société de logistique asiatique de 1 600 personnes et de 2,3 Md$, qui traitait alors 750 000 t en fret aérien et 190 000 EVP en maritime.
Des acteurs maritimes qui se sont défilés
Le leader mondial dans le transport de conteneurs, MSC, s’est exclu de la guerre des offres ou l'a été tandis que l’opérateur portuaire émirati DP World s'est retiré après y avoir été attentif mais sans tapage.
Avant de se retirer, Maersk a été peu clair sur ses intentions. Tout en défendant une stratégie logistique basée sur une croissance organique ou sur des acquisitions de petite et moyenne taille, Vincent Clerc, son PDG, avait multiplié les signes d’intérêt pour le dossier allemand, suggérant que le groupe ne pouvait pas ne pas a minima considérer l’affaire. Quand bien même la mariée, même dans sa fourchette basse, paraissait trop belle pour le deuxième armateur mondial de porte-conteneurs. Après avoir procédé à un « examen approfondi », la direction a fait valoir des « difficultés d'intégration ». Le groupe A.P. Møller Maersk aurait offert quelque 15 Md$.
Le groupe saoudien de transport et logistique Bahri (une centaine de navires dont 39 VLCC, 36 navires-citernes, 6 polyvalents et 11 vraquiers) s’est retiré également en juillet.
Deux en short-list
Parmi les soumissionnaires retenus en short list par la maison-mère, il restait donc le commissionnaire de transport danois DSV et un groupement dirigé par CVC Capital Partners (propriétaire de Scan Global Logistics) associé à deux fonds souverains, Abou Dhabi Investment Authority (Adia), en charge notamment de la gestion des revenus pétroliers d'Abou Dhabi, et GIC, qui gère la plupart des actifs financiers de la cite-État de Singapour. La dernière offre de ce dernier plafonnait à 14 Md€.
L’offre stratégiquement politique de ce dernier avait semblé prendre le lead ces derniers jours. Dans cette proposition, Deutsche Bahn aurait conservé une participation dans DB Schenker en vue d'une introduction en bourse à long terme. Cette offre, basée sur un investissement financier avec moins de risques de doublons dans les fonctions, a été soutenue publiquement par le principal syndical allemand.
Clap de fin ?
Cet accord clôture une séquence au cours de laquelle de grandes manœuvres se sont opérées dans la commission de transport avec la reprise de Bolloré Logistics par CMA CGM pour 5 Md€, l'accord entre MSC et Clasquin, le deal de Balguerie et CMA CGM pour les activités outre-Mer de l’ex-Bolloré Logistics.
Elle a surtout témoigné de la volonté des certains transporteurs maritimes d'investir la supply chain en mode air-mer-terre pour une offre de transport sans couture et ce faisant, de se réapproprier la connaissance des flux des clients finaux, les chargeurs, que maîtrisent leurs autres clients, les commissionnaires de transport.
Si les grands faiseurs de la logistique se sont souvent moqués des velléités des transporteurs maritimes, les affaires sont devenues plus sérieuses depuis que les armateurs, qui ont (eux) des navires, brassent autant d'argent que les transitaires et ont les moyens d'étendre plus rapidement leur zone d’influence et élargir leur rayon d'action. Mais sans eux, le monde des Global third-party logistics (3PL) n'a de toute façon pas achevé sa consolidation.
Adeline Descamps
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