Bien que les raisons tiennent d’abord et avant tout à ses obligations en termes de communication boursière, l’annulation fin septembre « du contrat à la demande de l'armateur », selon les mots du chantier naval sud-coréen Hyundai Mipo Dockyard, a ravivé des doutes. L’annonce est venue s’ajouter à un faisceau d’éléments de nature à alimenter les spéculations sur la bonne tenue de ce projet industriel complètement inédit qui consiste à faire construire et à exploiter, pour le compte d'une dizaine de chargeurs « coalisés », des porte-conteneurs associant propulsion vélique et méthanol sur une ligne régulière transatlantique. Une solution de nature à réduire l'empreinte carbone du navire de 80 %.
La commande désormais caduque à laquelle le constructeur sud-coréen fait référence concerne celle qu'il avait reçue en mai 2023 pour cinq porte-conteneurs de 1 300 EVP passée par Zéphyr et Borée. L’armateur breton s’est rendu « célèbre » pour avoir été retenu en 2019 par Ariane Group, avec la société aixoise Jifmar (propriétaire du navire), pour construire et exploiter le désormais célèbre Canopée, un roulier-voilier chargé de transporter les éléments d'Ariane 6 jusqu’à Kourou, en Guyane. C'est donc aussi elle qui a emporté en septembre 2022 l’appel d’offres lancé par la « Coalition des chargeurs pour un transport maritime à bas carbone » (SCLCM, shippers’coalition for a low carbon maritime transport), structure créée ad hoc par France Supply Chain et l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF). Le groupement compte dans ses rangs des grands comptes comme Nestlé Waters, Moët Hennessy, Michelin ou encore le groupe Avril.
Un cahier des charges écrit à plusieurs mains
Dans le cahier de charges initial écrit à plusieurs mains, quand bien même ses artisans soutiennent aujourd’hui qu’il n’en a jamais été question, il s’agissait bien de construire une dizaine de porte-conteneurs à voile (10 à 12) d’une capacité de 600 EVP, équipés de trois paires de voiles, pour un service hebdomadaire opéré à 50 % à la voile. Les deux premiers navires devaient être alignés entre fin début 2025 et mi-2026 sur deux lignes, l’une au Nord reliant Anvers et Le Havre à Philadelphie et Charleston, l’autre au sud connectant Gênes, Fos et Valence à Philadelphie.
Le prix estimé – 62,2 M$ par unité, soit deux fois plus que celui d'un porte-conteneurs classique de taille comparable –, suggérait des spécifications techniques particulièrement élevées. Il était aussi supérieur à ce qui avait été projeté par les chargeurs, plus proche des 40 M€. Quoi qu’il en soit, le lancement des constructions laissait supposer que des engagements suffisants en fond de cale avaient été obtenus pour lancer la construction.
« L’avenir du projet est dans les mains des différents chargeurs », expliquait au JMM Géraud Pellat de Villedon, qui était alors chez Michelin (il a rejoint depuis aout 2023 chez ID Logistics). Le leader européen des pneumatiques comptait à l'époque s’engager pour plus de 30 % de ses flux de conteneurs à destination des États-Unis, soit près de 200 EVP par semaine.
Des contretemps intempestifs
Il faut croire que les chargeurs n’ont pas complètement la main. Le contretemps qu’ils subissent aujourd’hui est lié à une demande de contre garanties bancaires, requises pour lancer la construction du navire. Toutes les conditions semblent pourtant réunies. Les lettres d’intention sont signées avec des engagements sur des allocations hebdomadaires et des durées (qui resteront dans la sphère de la confidentialité).
La détermination à voir aboutir le projet est intacte puisqu’en dépit des contretemps, la demande est restée ferme. « Nous n’avons pas perdu la confiance d’un seul chargeur, confirme Jean-Michel Garcia, délégué aux Transports internationaux à l’AUTF. Le calendrier a certes glissé et nous avons mis en stand-by certaines routes envisagées pour se recentrer sur le transatlantique. Et nous avons même revu notre calibrage puisque la capacité du navire, initialement pensé à 600 EVP, a été portée à 1 300 EVP face à la demande ».
Une commande revisitée
« Depuis l'annonce du chantier, on croit le projet annulé. Il n’en est rien. C'est un non-événement. Le calendrier est juste décalé », balaie de son côté Niels Joyeux, qui tient la barre de Zéphyr & Borée et n’en dira pas davantage si ce n’est qu’il reste pleinement investi dans la commercialisation de ses slots. Il est désormais question de trois commandes fermes avec deux options mais dont le financement serait bouclé de façon à exercer les options dans la foulée.
« Je peux comprends qu'il puisse y avoir des questionnements mais il s’agit juste d’un ajournement du calendrier. Effectivement, la construction des navires devrait être en cours », convient Alain Goll, qui s’exprime au nom de la coalition des chargeurs. Il n’y a à ce stade pas de quoi atteindre un équilibre économique pour les cinq. En revanche, il y a aujourd'hui une rentabilité avec trois. Les conséquences de ce changement, c'est uniquement une baisse de la fréquence. »
Une fréquence ajustée
Au lieu d’un départ par semaine, la rotation s'effectuera tous les 12 jours. « Tous les chargeurs ont de nouveau signé. Les amendements aux contrats ou aux lettres d'intention avec Zéphyr & Borée devraient être faits dans ce sens », assure le responsable de la supply chain chez Adeo Services (holding qui regroupe des enseignes de bricolage dont Leroy Merlin) et secrétaire général de la Coalition des chargeurs. C'est elle qui s’est chargée de rédiger et lancer les appels d’offres et qui aujourd’hui rameute les derniers candidats nécessaires à l’optimisation des espaces à bord.
« Aujourd'hui, on est au mieux donc sur une mise en service en 2027. Nous sommes sur un projet long-terme. Il se peut qu’entre aujourd'hui et 2027-2028, on en perde quelques-uns, mais d’autres se rallieront. C’est la vie d’un projet », évacue le professionnel.
Des taux de fret sans effet ?
Pour lui, les variations des taux de fret ne sont pas un paramètre de nature à influencer les décisions des entreprises qui s’embarquent dans un tel projet. Pourtant, les tarifs du transport étaient encore haut perchés quand les chargeurs ont planché sur la première copie. Entre temps, ils se sont bien dégonflés creusant l’écart de coût du transport entre carburant alternatif et fossile si bien que les hésitations pourraient légitimement s’emparer de certains d’entre eux.
« Ce n'est pas un critère mais si c’est plus simple de convaincre les directions générales des entreprises de s'engager quand il faut payer 15 000 € pour embarquer sur un navire et plus compliqué quand les prix sont au plus bas. Les prix des conteneurs ont toujours été très volatiles, reprend Alain Goll. Durant la dernière décennie, on les a connus à 500 $ et à plus de 2000 $ sur les lignes Asie-Europe. Nous avons subi des variations absolument incroyables. La question n'est plus de savoir si ça monte ou ça descend. On est dans un monde où c’est susceptible de se reproduire. Ce projet est en total décalage avec nos cycles d'achats habituels de court terme. »
Une révolution culturelle. Le discours tranche avec ce qui est entendu jusqu'à présent, a fortiori chez les chargeurs, ballotés par les coûts de transport. On aurait tendance à penser que si les taux de fret baissent, le passage au méthanol pourrait attendre ou accélérer dans le cas contraire. « Notre idée est de mettre au point une solution industrielle et conteneurisée offrant une solution à l’empreinte carbone sur une ligne régulière. Une proposition qui n’existe pas à ce jour », poursuit Alain Goll. Les chargeurs considèrent donc que Maersk et CMA CGM, avec leur flotte au méthanol, n’en sont pas.
Un projet très ambitieux
Zéphyr & Borée ne le confirmera pas mais il avait initialement proposé le diesel-électrique, qui s’adapte davantage aux variations de sollicitation du moteur, mais configuré pour le méthanol, dont l’approvisionnement reste très problématique (en témoignent les revirements de Maersk à ce sujet).
Les chargeurs ont manifestement préféré le vélique. Ils sont plutôt en ligne avec leurs prises de positions sur les alternatives durables ces derniers temps, prônant des solutions durables à court terme. Ils sont aussi cohérents par rapport au soutien apporté à l’association française Wind Ship et à son projet pacte vélique censé marquer l’engagement de l’État aux côtés la filière française. « On est convaincu que cette propulsion constituera une part significative du mix énergétique », explique Jean-Michel Garcia, l’estimant autour de 20 %.
Un soutien politique effectif et concret ?
Force est de constater que le soutien effectif de l’État à la filière vélique, lui, tarde à se manifester concrètement, y compris pour un projet industriel qui coche toutes les cases d’une politique tant vantée depuis 2017 et dont on peut supposer qu'il ait obtenu au préalable la caution d’un ferme soutien politique.
C'est pourtant une histoire de garantie publique pour couvrir une partie du risque financier qui fait défaut aujourd'hui à Zéphyr & Borée. Le chaos politique et institutionnel dans lequel le pays a été plongé par la dissolution de l'Assemblée nationale n'a pas aidé pour obtenir un coup de tampon décisif de Bercy. À n'en pas douter.
Adeline Descamps
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