Ce statut n’étant pas dénué de danger pour les entreprises, il est important de faire le point sur le régime juridique y afférant.
D’emblée, il y a lieu de préciser que, contrairement à ce qui est parfois soutenu en pratique, ce statut n’est pas régi par les articles L. 3312-4 et suivants du Code des transports afférents aux conducteurs indépendants.
Effectivement, le Code des transports définit le conducteur indépendant comme suit :
« Est un conducteur indépendant, au sens de la présente section, toute personne physique exerçant, dans les conditions prévues par les articles L. 8221-6 et L. 8221-6-1 du Code du travail, une activité de transport public routier de personnes, au moyen d’un véhicule construit ou aménagé de façon permanente pour pouvoir assurer le transport de plus de neuf personnes, conducteur compris, et destiné à cet usage, ou une activité de transport public routier de marchandises, au moyen d’un véhicule, y compris d’un véhicule à remorque ou à semi-remorque, dont la masse maximale autorisée dépasse 3,5 tonnes (…). »
Or, la lettre du texte choisie par le législateur est source de confusion, dans la mesure où le terme « conducteur indépendant » peut laisser à penser qu’il est fait référence au prestataire indépendant qui réalise des missions ponctuelles de conduite pour le compte d’une autre société, alors qu’en réalité, ce terme désigne la personne physique qui dispose d’une entreprise individuelle de transport routier de marchandises ou de voyageurs.
Au sens du texte, le conducteur indépendant vise donc les autoentrepreneurs, entrepreneurs individuels « transporteurs » qui ont pour mission le déplacement de personnes ou de marchandises, d’un point A à un point B, et non les autoentrepreneurs ou entrepreneurs individuels qui accomplissent des prestations de conduite avec le véhicule d’un tiers et qui n’ont donc pas d’obligation d’inscription au registre des transporteurs.
Ainsi, le Code des transports vise par cette appellation « le transporteur indépendant », c’est-à-dire la personne physique, titulaire d’une autorisation d’exercice de la profession qui se voit confier la réalisation d’une opération de transport (une mission de déplacement de personnes ou de biens), et non le conducteur indépendant à proprement parler, ce dernier a pour seule mission la conduite d’un véhicule appartenant à un tiers.
À noter, effectivement, que si le prestataire utilise son propre véhicule, il doit nécessairement remplir les conditions d’exercice de la profession (inscription au registre, honorabilité, capacité financière et professionnelle).
L’utilisation ou non du véhicule du donneur d’ordre fera donc basculer le prestataire dans le régime des prestataires de conduite ou des transporteurs sous-traitants.
De ces amalgames terminologiques, les interprétations vont bon train.
La clarification du statut des prestataires de conduite indépendants s’avère donc nécessaire.
Pour mémoire, les juges ne sont pas tenus par la qualification donnée par les parties à un contrat et peuvent donc requalifier en fonction des circonstances réelles des prestations réalisées.
L’article L. 8221-6 du Code du travail institue une présomption de non-salariat pour une liste de personnes exerçant une activité professionnelle indépendante, dont notamment les personnes inscrites au RCS ou encore celles inscrites au registre des transporteurs. Néanmoins, il s’agit d’une présomption simple, car l’existence d’un contrat de travail peut être établie lorsque l’autoentrepreneur est en réalité placé dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard du donneur d’ordre et qu’il n’est pas réellement indépendant.
Cette présomption peut donc être renversée en apportant des éléments permettant de prouver l’existence d’une relation de travail salarié dissimulée (on parle aussi de « salariat déguisé »).
Ainsi, on pourrait penser que le tour est joué en présence d’un prestataire de conduite inscrit au RCS, avec lequel est conclu un contrat de prestations de service pour des opérations de conduite (contrat qui insisterait sur l’absence de lien de subordination du prestataire) et qui a souscrit une assurance de responsabilité civile professionnelle.
Or, les choses ne sont malheureusement pas si simples.
En effet, s’il est aisé de s’inscrire en qualité d’autoentrepreneur ou de s’inscrire au RCS, cette inscription ne donne pas un graal d’immunité à toute requalification. Les juridictions, qu’elles soient civiles ou pénales, ainsi que les services de contrôle (DREAL, Urssaf, administration du travail et administration fiscale) sont libres de décider qu’une situation juridiquement présentée comme du travail indépendant rélève en réalité dans les faits du travail salarié déguisé et requalifier ainsi le recours à un entrepreneur individuel, en contrat de travail.
Les jurisprudences récentes ainsi que la saga jurisprudentielle des actions intentées par des chauffeurs contre la société Uber sont venues le rappeler.
De façon générale, la Cour de cassation et une réponse ministérielle sont venues préciser les éléments à prendre en compte pour apprécier si une relation de prestation de service dissimule ou non une relation salariée :
• l’initiative même de la déclaration en travailleur indépendant (démarche non spontanée, a priori incompatible avec le travail indépendant) ;
• l’existence d’une relation salariale antérieure avec le même employeur, pour des fonctions identiques ou proches ;
• un donneur d’ordre unique ;
• le respect d’horaires ;
• le respect de consignes autres que celles strictement nécessaires aux exigences de sécurité sur le lieu d’exercice, pour les personnes intervenantes, ou bien pour le client, ou encore pour la bonne livraison d’un produit ;
• une facturation au nombre d’heures ou en jours ;
• une absence ou une limitation forte d’initiatives dans le déroulement du travail ;
• l’intégration à une équipe de travail salariée ;
• la fourniture de matériels ou équipements (sauf équipements importants ou de sécurité).
Plus récemment, dans le cadre d’un contentieux entre l’Urssaf et une société de transport, la Cour de cassation a confirmé la requalification de la prestation en un contrat de travail opéré par les premiers juges, à l’appui des indices suivants :
• le salarié était chauffeur poids lourds, inscrit au RCS en qualité d’autoentrepreneur ;
• il ne possédait pas son propre véhicule ;
• les camions étaient mis à sa disposition par la société, qui assurait l’approvisionnement en carburant et l’entretien ;
• il se présentait sur les chantiers comme faisant partie de la société de transport ;
• et, enfin, il était assujetti au pouvoir de subordination de cette société, que ce soit en ce qui concerne les tâches à effectuer, les moyens mis à sa disposition ou les dates de ses interventions.
Les juges ont donc considéré qu’il n’avait aucune indépendance dans l’organisation et l’exécution de son travail.
Cette décision met en lumière la difficile conciliation de l’indépendance nécessaire dont doivent jouir les prestataires de conduite et les contraintes structurelles et organisationnelles du secteur des transports.
Dans un secteur où les impératifs et contraintes réglementaires sont nombreux, l’indépendance du prestataire de conduite nous semble ténue et relative.
En cas de contrôle, l’Urssaf est bien fondée à qualifier les prestations de service effectuées en travail dissimulé et à opérer un redressement de cotisations de Sécurité sociale sur la base des factures acquittées par la société de transport entre les mains du prestataire de conduite.
Bien plus, des poursuites pénales peuvent être engagées pour l’infraction de travail dissimulé (risque d’une peine d’amende d’un montant de 45 000 euros dont le montant est quintuplé si la personne morale est poursuivie ainsi qu’une peine d’emprisonnement maximale de trois ans).
De même qu’il n’est pas rare en pratique qu’en cas de contrôle, la DREAL, qui constate qu’un prestataire de conduite n’est pas réellement indépendant, n’hésite pas à dresser un procès-verbal et à transmettre ce dernier au Procureur de la République.
Enfin, indépendamment des contrôles, il convient de rappeler que le « prestataire de conduite » qui estime avoir été sous lien de subordination pourrait saisir le Conseil des Prud’hommes pour obtenir le paiement de rappels de salaires, une indemnité forfaitaire pour travail dissimulé égale à six mois de salaire (peu importe la durée de relation) ainsi que diverses indemnités au titre de la rupture du contrat. En effet, il pourrait solliciter, par exemple, des dommages et intérêts pour licenciement abusif, alors même que son donneur d’ordre lui a notifié la rupture de contrat en respectant le préavis convenu au sein du contrat de prestation de service.
En définitive, si la requalification est ordonnée, le risque judiciaire pour le donneur d’ordre peut être conséquent. Nous invitons donc les entreprises à la plus grande vigilance et prudence, lorsqu’en dépit des risques susvisés, elles décident tout de même de conclure un tel contrat.
1) Article L. 3312-4 du Code des transports.
2) Exemple de condamnation de la société Uber : Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 4 mars 2020, 19-13.316.
3) Réponse ministérielle. Réponse publiée au JO le : 06/08/2013 page : 8534.
4) Cour de cassation, 2° Chambre civile, 28 novembre 2019, 18-15.333 et 18-15.348.
5) Article L. 8221-5 du Code du travail + Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 28 novembre 2019, 18-15.333 18-15.348.
6) Article L. 8224-1 du Code du travail.
7) Article L. 8223-1 du Code du travail : « En cas de rupture de la relation de travail, le salarié auquel un employeur a eu recours dans les conditions de l’article L. 8221-3 ou en commettant les faits prévus à l’article L. 8221-5 a droit à une indemnité forfaitaire égale à six mois de salaire. »