Il y a deux ans, en 2022, pour la précédente édition de Farnborough, qui était aussi le premier salon aéronautique post-Covid, le contexte était guerrier. L'aéroport du sud-ouest de Londres, habituellement utilisé par les vols d'affaires mais qui accueille de façon bisannuelle l’une des grand-messes de la filière avec Le Bourget, Dubaï, et Singapour, se tenait quelques mois à peine après que la vindicative Russie ait piétiné les frontières de son voisin ukrainien. L’inflation servait alors de toile de fond mais la reprise du trafic aérien pointait après avoir vécu une crise d’une force inédite avec une grande partie de la flotte mondiale clouée au sol durant la pandémie. Enfin, l’urgence climatique se matérialisait par un défi : rendre le SAF (carburant d’aviation durable) compétitif par rapport au carburant normal Jet A1. En clair, le vendre au même prix. Un enjeu de commercialisation aussi pour les aéroports.
Imprévisibilité prévisible
Deux ans plus tard, les fronts ouverts – conflits froids et chauds –, se sont multipliés. L'imprévisibilité est devenue prévisible. Même les prévisions sont formulées dans un langage provisoire alors que la volatilité impose une gestion au yo-yo. À quelque chose malheur est bon. La conjoncture est propice à la hausse des budgets de défense, facteur profitant aussi à la composante militaire, avions de combats et autres hélicoptères. « Cette année, le côté militaire et spatial va être la star du salon compte-tenu de l'environnement géopolitique », a d'ores et déjà prédit Jérôme Bouchard, expert aéronautique au cabinet Oliver Wyman.
Carnet de commandes de 15 000 appareils
Le salon du Hampshire, organisé en alternance avec le rendez-vous parisien du Bourget, ouvre ces portes ce 22 juillet pour cinq jours. Quelque 75 000 professionnels et plus de 1 200 exposants devraient s’y dépêcher.
Si la sempiternelle guerre des commandes entre Airbus et Boeing reste un incontournable du rendez-vous, elle n’a pas plus le caractère nerveux des années pré-Covid. Le duopole dans la construction s’est effrité. Le mastodonte de Seattle est empêtré depuis de longs mois dans des problèmes de production, de qualité et de sécurité sur trois de ses programmes best-sellers, le monocouloir B737 comme le long courrier B787 voire le B777, qui ont entraîné plusieurs enquêtes du régulateur américain de l'aviation (FAA). Airbus pourrait en profiter mais l’avionneur européen est lui-même confronté à des difficutés de recrutement qui brident ses cadences.
Le respect des engagements envers les compagnies clientes devraient donc animer les débats dans les pavillons du hall 1 de l’aéroport britannique. Le carnet de commandes des deux leaders du secteur ne cumule pas moins de 15 000 appareils, en hausse de 18 % sur un an.
« Nous voulons livrer des avions sûrs et de qualité, de manière prévisible et dans les délais impartis », a résumé les défis auprès de l’AFP Stéphanie Pope. la patronne de Boeing Commercial Aircraft. Une adresse à l'intention de l’autorité américaine de réglementation du secteur (à la dure réputation) qui a exigé de son fleuron national un plan global permettant de renouer avec les hauts standards requis dans le transport de passagers.
Profil bas de Boeing
Sur les six premiers mois de l'année, Boeing a livré 76 B737 MAX de moins de ses avions best-sellers qu'au premier semestre 2023, soit 135 unités, et 9 B787 manquent par rapport au bilan de l’année dernier (22 contre 31 appareils). Mais la (re)montée en cadence n’est pas envisageable tant que les problèmes de qualité ne seront pas réglés, ont insisté ses dirigeants. La FAA a elle-même plafonné la production de 737 MAX d'ici-là.
Pour cette édition, le constructeur américain, a manifestement adopté le « low profile ». « Avec ces priorités à l'esprit, nous avons réduit notre stand de présentation d'avions commerciaux et les démonstrations en vol au salon », confirme Brendan Nelson, président de Boeing Global (stratégie internationale), dans un communiqué.
L’avionneur devrait se contenter de donner à voir un aperçu de ses dernières innovations technologiques environnementales, son avion de chasse F-15, des freighters et une section grandeur nature de la cabine de son gros-porteur 777X. Le biréacteur est appelé à se substituer à l’iconique B747, qui a bâti la réputation de Boeing mais dont la production a cessé l’an dernier, et à l’A380, bijou de technologies qui n’a pas trouvé son marché.
Le dernier-né a franchi il y a quelques jours une étape cruciale. La FAA a délivré pour le 777-9, première version mise sur le marché à horizon 2025, un précieux laissez-passer avec le Type inspection authorization (TIA). Ce dernier est délivré lorsque l'examen des données techniques requises permet de conclure que l'appareil satisfera aux réglementations applicables. C’est une victoire inestimable car l'avionneur a également connu pour ce programme lancé en 2013 des écueils de certification. D'autant qu'il suscite des réactions du marché. Selon le site internet du groupe, il avait reçu à fin juin des commandes pour 534 en version -9 et -10.
Des problématiques différentes chez Airbus
Airbus, dont la notoriété repose toujours sur les monocouloirs de la famille A320, vache à lait du groupe, ne connaît pas les problèmes de qualité de son rival historique mais n’en est pas moins confronté à un véritable problématique de cadences et de réduction de ses coûts.
Alors qu'il a livré un peu moins de 44 A320 par mois depuis le début de l'année, il doit passer à 75 unités en 2027 pour honorer ses commandes mais a déjà repoussé d'un an ses objectifs. De fait, le groupe ne devrait livrer cette année que 770 avions contre les 800 prévus. Et il plaide coupable. « Notre trajectoire est en danger. Nous faisons face à des vents contraires », a reconnu Christian Scherer, le patron des Avions commerciaux du fleuron européen, qui peine à monter en puissance, gêné par un combo de paramètres défavorables : hausse des taux d'intérêt, pénuries de composants et pénurie de personnels.
« Il y a des goulets d'étranglement, notamment les équipements de cabine, les trains d'atterrissage ou encore les moteurs [Pratt & Whitney et CFM International, NDLR], un sujet que nous surveillons comme le lait sur le feu ». CFM International, rassemblant le français Safran et l'américain GE, fournit à 60 % les moteurs de l'A320, l'américain Pratt & Whitney apportant le solde.
Tout comme Boeing, Airbus est également confronté aux difficultés de Spirit Aerosystems, équipementier de pièces stratégiques (ailes de l'A220, tronçon de fuselage de l'A350) que Boeing devrait réintégrer en son sein.
Paradoxalement, le dirigeant a annoncé aux salariés un programme de réduction de coûts et un gel des embauches.
Tout comme Boeing, Airbus avance par ailleurs sur ses nouveaux programmes. La certification du régulateur européen EASA a été attribué à son A321 XLR, futur star au long rayon d’action. L'appareil, exposé au salon, devrait effectuer des démonstrations de vol cette semaine.
Un marché qui s'annonce porteur
Le salon ouvre ses portes alors que le trafic aérien mondial devrait doubler d'ici vingt ans, pour atteindre 8,6 milliards de passagers, selon les dernières données de l'Association internationale du transport aérien (Iata).
Dans ses projections annuelles, publiées à l’accoutumée à quelques jours du salon le géant aéronautique européen estime que le marché aura besoin de 42 430 nouvels appareils passagers et fret de plus de 100 places d'ici à 2043, une hausse de 3,9 % par rapport aux projections publiées l'année dernière.
Cela porterait la flotte mondiale à 48 230 aéronefs contre 24 260 fin 2023. Seuls 5 800 aéronefs actuellement seraient alors encore en service dans 20 ans. Il y aurait donc 18 460 unités à renouveler (cf. plus bas).
« La flotte mondiale va doubler, avec près de la moitié de nouveaux avions pour des remplacements [d'appareils d'anciennes générations] », estime de son côté le constructeur américain, pour lequel plus de 50 000 avions sillonneront le ciel dans 20 ans. Ses estimations diffèrent, à la marge, de celles d'Airbus : sur les quelque 26 750 appareils en service (passagers et fret), seulement 6 195 devraient encore voler dans vingt ans. En clair, près de 44 000 aéronefs doivent sortir des chaînes d'assemblage d'ici 2043 pour répondre à la demande, dont plus de 33 000 monocouloirs et 8 000 bicouloirs.
Côté fret, Airbus voit la flotte des avions tout-cargo augmenter de moitié d'ici à 2043, à 3 360 unités contre 2 220 aujourd'hui, avec 2 470 nouveaux appareils à livrer. Pour Boeing, les freighters devraient augmenter de deux-tiers, à 3 900, justifiant le phénomène par l'explosion du e-commerce (+ 112 % entre 2018 et 2023), qui a fait émerger des hubs d'expédition pendant la pandémie. Ces plateformes expédient, selon l'avionneur, plus de 10 000 t de marchandises quotidiennement ce qui représente la cargaison d'une centaine de B777F.
Encore faut-il que la production suive, que ce soit pour le cargo ou le passager. La pénurie actuelle, estimée à 2 000 unités force déjà les compagnies à prolonger l'exploitation de leurs flottes, y compris avec des appareils aux caractéristiques datées en termes d'efficience environnementale.
Adeline Descamps
Le centre de gravité du secteur aérien se déporte vers l’Asie
Sur les 42 430 appareils passagers et fret de plus de 100 places à livrer entre 2024 et 2043, selon les projections d'Airbus, l'Asie-Pacifique absorberait 19 510 unités dont 9 520 rien que pour la Chine. L'Europe aurait la capacité d’accueillir 8 050 avions et l'Amérique du Nord, autre marché mature, 7 100. Pour fonder son analyse du marché des 20 prochaines années, l'avionneur européen parie sur une hausse moyenne du PIB mondial de 2,6 % et du commerce international de 3,1 % par an, mais aussi un accroissement de la classe moyenne de 1,7 milliard de personnes, soit davantage que la croissance nette de la population du globe (+ 1,3 milliard).
Le trafic aérien intérieur en Chine devrait rapidement dépasser en volume celui des États-Unis et connaître une croissance annuelle de 5,1 % entre 2027 et 2043 tandis que celui de l’Inde est projeté à + 6,9 % par an. Autre région dynamique, le Moyen-Orient.
Quelque 80 % des 42 430 nouveaux appareils seraient des monocouloirs, de type Airbus A320neo ou B737MAX, et 20 % des gros porteurs, tels les A350, B787 ou 777X.
Selon Boeing, pour lequel plus de 50 000 composeront la flotte mondiale en 2043 contre 26 750 actuellement, le nombre de bicouloirs devrait presque doubler, porté par la demande au Moyen-Orient (44 %).