Face à la dégradation accélérée de la sécurité maritime en mer Rouge – attaques de drones, frappes de missiles ou tentatives d’arraisonnement de navires marchands –, les compagnies sont de plus nombreuses à suspendre leur traversée en mer Rouge pour prendre à nouveau le chemin des vieilles routes historiques, par le cap de Bonne Espérance pour la plus pertinente entre Europe et Asie.
Le canal de Panama aurait pu être une option sur certains trade mais confronté à une grave sécheresse, le gestionnaire de l'isthme centraméricain a été contraint de restreindre le nombre de passages par jour et les tirants d’eau tout en augmentant ses tarifs, ce qui entraîne des retards et des frais de transit plus élevés.
Choke point étranglés
Panama et Suez sont tous deux des passages majeurs de la navigation mondiale, ayant acquis de la valeur à la faveur de la mondialisation des échanges depuis que l'Asie du Sud est devenue l’usine du monde. À eux deux, ils voient transiter plus ou moins 15 % des marchandises échangées au niveau mondial.
Les deux passages figurent aussi parmi les plus importants « choke points » du monde, du fait de l’étranglement qu'ils imposent à la circulation mondiale du fret (temps d’attente du transit, vitesse réduite…) et de leur exposition à un environnement géopolitique instable. Comme l’actualité en fait encore la démonstration.
Les deux ouvrages se placent en concurrence. Mais le principal rival de Panama est la sécheresse que le réchauffement climatique exacerbe. Comme l’actualité en apporte aussi une manifestation.
Mauvais signal
Le contournement par l’extrême pointe de l’Afrique du Sud au lieu d’emprunter le Canal de Suez pour relier l’Europe à l’Asie n'avait pas été observé, en masse, depuis avril 2020. Á l’époque, toutes les conditions s’y prêtaient : la faiblesse historique des prix du pétrole, la surcapacité de l’offre de transport, une demande qui faisait grise mine. En principe, le signal envoyé est rarement une bonne nouvelle. Il indique un gros temps, baisse des volumes, surcapacité et sinistrose.
Dans l’absolu, le canal de Suez, raccourci avantageux pour les navires reliant Asie et Amérique du Nord mais surtout Asie et Europe, a toujours été contournable par le cap de Bonne Espérance. En réalité, ce dernier a toujours été dispensable pour les connexions entre l'Europe et l'Asie, exceptés pour les navires aux dimensions supérieures tels les capesize et pour quelques flux (pétrole pour les navires au-delà de la taille des suezmax). Il est plus rare d’y croiser des porte-conteneurs, toujours pressés.
Simulations des émissions de Co2 réalisées par Searoutes sur plusieurs itinéraires
Equation énergétique
Si le contournement de l’Afrique allonge le trajet de quelque 6 000 miles nautiques, selon les points de départs, et donc le temps de transit (entre une et deux semaines de plus) suivant la vitesse de navigation, il permet d’économiser les droits de passage du canal de Suez qui, selon les tonnages, sont estimés entre 500 000 et 1 M$ (données non corroborées par le gestionnaire).
Selon les calculs d’Alphaliner, « un grand navire, efficient sur le plan écologique, naviguant à 16 nœuds, ne consommera que quelque 120 t par jour. Cela revient à environ 1 100 t pour le kilométrage supplémentaire, soit 440 000 $ ».
L’estimation de la consommation énergétique d’un navire n’est pas une science exacte car de nombreux paramètres interviennent : port en lourd, tirant d’eau, charge, conditions climatiques, vitesse, puissance des moteurs, caractéristiques de base… qui s’additionnent.
Rarement une bonne nouvelle pour ma planète
C’est en tout cas rarement une bonne nouvelle pour la planète. Á une allure plus ou moins cadencée et en empruntant une route plus longue, les transporteurs vont alourdir leur empreinte carbone. Et cela ne va arranger la surcharge ETS, qui est censée à partir du 1er janvier compenser progressivement les émissions de CO2 émises, dont les transporteurs ont commencé à présenter la grille tarifaire.
Il y a 10 525 milles nautiques (près de 20 000 km) qui séparent Rotterdam de Shanghai via le canal de Suez, soit un transit de près de 22 jours. Mais si le navire emprunte, le cap de Bonne Espérance, il devra parcourir quelque 7 500 km de plus, ce qui allongera la navigation de plus de huit jours s'il navigue à 20 nœuds (ce qui est une vitesse plutôt élevée, actuellement, nous sommes plus autour de 15 nœuds).
Entre Rotterdam et Los Angeles, la distance à parcourir est de 14 350 km par le canal de Panama, formidable raccourci entre le Pacifique et l'Atlantique, soit 16 jours et quelques heures mais il faut en parcourir autant en plus pour le cap Horn et peu ou prou pour le détroit de Magellan. Il faudra donc 28 jours.
Pour un New York/New Jersey-Los Angeles, la distance est multipliée par trois s’il doit passer par les eaux agitées du cap Horn, soit 16 jours de plus. Enfin, entre NY/NJ et Shanghai, il y a aussi près de 10 000 km de plus et 34 jours de voyage contre 22 via le canal.
Selon les itinéraires alternatifs à Panama, les distances auraient pu être minimisées en envisageant le passage par Suez mais l'option est devenue inopérante par la force majeure. La concomitance des deux chocs est rare.
Quels impacts sur les émissions de CO2 ?
Selon une estimation que l’entreprise basée à Marseille Searoutes a effectuée, à la demande du JMM, le CO2 va en effet peser.
Pour cette simulation obtenue grâce à son API et sa plateforme SaaS développées à partir d’algorithmes qui permettent de déterminer les itinéraires maritimes et terrestres les plus verts, l’entreprise, hébergée par ZeBox, l’incubateur de CMA CGM, a retenu la même flotte moyenne pour chaque trajet alternatif que celle opérée sur le trade en temps normal, sachant que les routing alternatifs via Suez ou Panama ne prennent pas en compte le fait que certains navires ne passeraient pas les canaux compte tenu de leur gabarit, les plus de 15 000 EVP par exemple.
« La valeur est donc très théorique », nuance Paul Canessa, vice-président de Searoutes en charge de la clientèle. Pour les besoins de l’exercice, les équipes de Searoutes ont ajouté une alternative ferroutage en carrier haulage sur certains trade, là où cela paraissait plus pertinent. Et c’est un des points étonnants : le rail ne concurrence pas forcément le maritime sur la route Asie-Europe par exemple où le bilan carbone explose (cf.tableau).
« Ce qui est assez logique, réagit le dirigeant. Sur cette ligne, les exploitants de navires déploient des navires assez gros, plutôt récents, avec des intensités carbone plus basse. Le rail est plus émetteur sans compter que c’est plus cher et qu’il y a moins de capacité. »
Émissions supérieures de 30 % sur le Shanghai-Rotterdam
Sur le Shanghai-Rotterdam, en retenant l’itinéraire par le cap de Bonne Espérance, les émissions de CO2 sont 30 % plus élevées, indique l'écocalcultateur de la société, qui va s'avèrer fort utile dans une ère sous carbone tarifé.
Quels que soient les itinéraires alternatifs à Panama, on est sur des taux d'émissions de CO2 à trois chiffres. Ce qui n’est pas non plus surprenant pour Paul Canessa : « compte tenu des limites de jauge de l’infrastructure, ce sont des navires de moins de 15 000 EVP, qui ne sont pas les plus efficients sur un plan énergétique ».
Quels arbitrages ?
« Si la crise se prolonge, il sera intéressant de suivre l’évolution des navires opérés. Typiquement, sur certains trade, il serait logique d’y voir se déployer des plus grands navires pour obtenir un effet d’échelle et un impact sur les émissions de CO2 du fait d’une intensité carbone plus basse », ajoute-t-il.
Il n’est pourtant pas évident que les armateurs choisissent de déployer un grand navire au lieu de trois petits si la priorité est d’absorber la surcapacité en vue de restaurer un équilibre entre l’offre et la demande dont dépend la dynamique des taux de fret. Dans le contexte actuel, compenser une partie de la pression tarifaire due aux livraisons de nouvelles constructions peut être une aubaine.
Selon Sea-Intelligence, si toutes les compagnies de transport de conteneurs se mettent à contourner l’Afrique (peu probable), elles absorberaient entre 1,45 et 1,7 MEVP de capacité. Cela représente entre 5,1 % et 6 % de la capacité totale des porte-conteneurs dans le monde.
Le ralentissement de la vitesse joue actuellement cette éponge d'une partie la surcapacité et permet d’alléger le surcoût du bunker avec un carburant qui cote actuellement à 626 $ à Singapour et 556 $ à Rotterdam tout en limitant l’impact sur leur empreinte carbone. « Si cette capacité supplémentaire peut également être absorbée, elle nécessiterait que les navires naviguent plus rapidement », convient le consultant danois.
Les impacts sur l’ETS ne sont pas non plus négligeables. « si les navires de The Alliance, qui ajoutent des escales en mer rouge pour limiter leur taxation, doivent contourner l’Afrique et s’ils le font en direct, les quotas carbone pourraient être multipliés par huit ou neuf. Est-ce que, du coup, ils en profiteront pour faire des escales. Ce n’est pas totalement exclu », s'interroge Paul Canessa.
Quand l'Arctique sera navigable
La situation va donner du grain à moudre à Vladimir Poutine. Le maître du Kremlin n’a jamais caché son dessein de porter le trafic de marchandises transitant via l’Arctique à 200 Mt d'ici à 2030, soit six fois plus que son niveau actuel. Il s’y emploie. En juin, le président russe a annoncé son intention de construire, au cours des 13 prochaines années, plus de 50 brise-glaces et navires de classe glace, des ports et des terminaux afin de développer la navigation par cet itinéraire alternatif au canal de Suez. Un investissement estimé à 22 Md€.
« C'est cynique de le penser. La situation est compliquée avec la Russie et les armateurs disent ne pas vouloir y aller, mais ce routing va devenir une alternative de plus en plus sérieuse à Panama en été. Par exemple sur un Shanghai-New York, on réduit la distance et donc possiblement les émissions de 20 % en passant par le Nord plutôt que via Panama, et de 25 % sur Shanghai-Rotterdam », glisse le dirigeant de Searoutes.
Aberration économique et écologique
Le Cap est une « alternative financièrement intéressante à condition que le tonnage soit excédentaire et que l’allongement du temps de transit n'ait aucune incidence sur l'offre de navires », indiquait Alphaliner en 2020 alors que les AIS des navires trahissaient les fuites par le Cap.
Jusqu'à présent, les déviations en nombre ont été limitées et les volumes en jeu mineurs, mais cela pourrait changer si les tensions s'intensifient avec l'entrée en jeu d'une coalition maritime internationale. Les autorités du canal de Suez ont indiqué que 55 navires lui avaient fait défaut jusqu’à présent parce que déroutés via Bonne Espérance.
Quoi qu’il en soit, ces grandes embardées de 7 à 8 000 milles, qui font descendre pour remonter, restent un non-sens absolu. Tout le monde sera au moins d'accord sur ce point.
Adeline Descamps
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