Hervé Berville, le secrétaire d’État en charge de la Mer, a visité l'usine de vos Oceanwings à Caen à l’occasion d’un déplacement dans le Calvados. Avez-vous profité de sa présence pour faire passer un message particulier au représentant du gouvernement ?
Romain Grandsart : Pas de message spécifique. C’était la première visite institutionnelle de l'usine. Je tenais en revanche à expliquer les raisons pour lesquelles la propulsion éolienne est particulièrement pertinente pour répondre aux enjeux actuels du transport maritime. Et je voulais aussi rappeler que l'hybridation des navires, dont on parle beaucoup aujourd’hui, n’a rien de nouveau. Les clippers ont été précisément conçus pour convoyer des marchandises le plus rapidement possible et ce, grâce à une voilure importante. On oublie que même les navires à vapeur ont gardé les voiles. Sinon il aurait fallu remplir l’intégralité des soutes avec du charbon pour opérer les grandes distances.
Aujourd'hui, on revient aux ailes pour générer des économies de carburant et cette approche sera également compatible avec les carburants alternatifs de demain de densité inférieure au diesel marin et qui nécessiteront davantage d’espace de stockage. En cela, la propulsion éolienne est efficace car elle permet de diminuer immédiatement l'impact environnemental tout en respectant les contraintes commerciales de délais de livraison.
Dans ce contexte et étant donnée l’intensité capitalistique du secteur industriel de la propulsion éolienne pour les navires de commerce, l’aide au financement des infrastructures sera particulièrement importante pour passer au stade du développement industriel qui sera notre prochaine étape pour le développement à grande échelle.
Les technologies véliques prospèrent : voiles, ailes, kites, rotors, rigides, semi-rigides, à profil aspiré… Ne contribuent-elles pas à brouiller le marché et à rendre les armateurs encore plus attentistes qu’ils ne le sont déjà face aux choix à opérer pour répondre aux échéances réglementaires.
R.G. : Elles permettent aussi de capter la lumière et de sensibiliser l'industrie. En cela, elles servent la cause de la propulsion éolienne. Par ailleurs, étant donné la variété des types de navires, de besoins et des contraintes, il est intéressant de disposer de plusieurs possibilités pour répondre aux spécificités.
Aussi, compte tenu des difficultés à passer à l'industrialisation dans un secteur à haute intensité capitalistique, il est important de populariser ces technologies pour intéresser les investisseurs.
Sur quels arguments repose la vôtre ?
R.G. : Nos ailes peuvent équiper la grande majorité des navires de commerce et de plaisance. Leurs performances permettront aux exploitants de se conformer aux normes réglementaires de l’OMI de 2030 en contribuant à une réduction jusqu’à 45 % des émissions de CO2.
Les Oceanwings sont des ailes semi-rigides avec un profil épais inspiré des ailes d’avion. Cela les rend deux fois plus propulsives que des voiles classiques à simple membrane pour une surface identique avec un apport propulsif dès 5° du vent apparent, un paramètre capital pour des navires de commerce naviguant à une vitesse entre 10 et 20 nœuds. Pour les armateurs, c'est intéressant, car ça leur permet d’avoir des systèmes plus compacts avec moins de tirant d’air et tout automatisés.
Le système affalable et arrisable permet d’opérer le navire quelles que soient les conditions météorologiques. Ce point est déterminant pour la sécurité des marins, qui n’ont pas à manipuler des très grands gréements à force d’homme ou avec seulement des assistances électriques classiques et limitées.
Enfin, le système est passif et consomme donc très peu d'énergie. On utilise l’électricité uniquement pour régler les angles d’incidence des ailes et pour les déployer. Les navires qui vont intégrer l’éolien en propulsion principale vont notamment avoir besoin de systèmes très économes de ce type.
Qu'a pu voir Hervé Berville ?
R.G : L’Oceanwings du Zen 50 pour la société Zen Yachts est entièrement assemblée et en cours de finalisation. Les outillages nécessaires à l'assemblage des très grandes ailes sont désormais opérationnels sur le site. Et on va commencer l'assemblage des très gros composants le mois prochain. On peut aujourd’hui livrer des ailes clefs en main aux amateurs.
Avec votre technologie brevetée, vous visez les navires marchands. Le premier à être équipé sera le Canopée, propriété de l’armateur Jifmar, opéré par Alizés, co-entreprise de Zéphyr & Borée et de Jifmar, pour le transport des éléments de la fusée Ariane 6. Cela signifie que la même technologie pourra aussi bien équiper des porte-conteneurs que des vraquiers ou des pétroliers ?
R.G : Des briques technologiques seront apportées pour les rendre accessibles en fonction des opérations. Ainsi, sur les vraquiers, on va rajouter un système de bascule pour permettre aux vraquiers de passer sous des ponts, mais aussi pour la manutention en chargement et déchargement.
C’est par exemple l’objet du programme de développement Whisper [annoncé en janvier, réunissant 14 partenaires européens, et qui bénéficie d’une subvention de l’UE de 9 M€, NDLR]. Dans ce cadre, nous allons développer et fabriquer une aile basculable spécifiquement pour un vraquier. Elle sera éprouvée sur un navire de l’armateur Ant Topic.
Nous développons également une technologie d’ascenseur vertical de façon à intégrer les ailes sur les porte-conteneurs. La présence des ailes verticales sur le pont, à l’espace déjà limité, est un véritable défi à la manutention des conteneurs. On ne peut pas avoir un mât rigide de 40 m de haut qui serait un obstacle pour les opérations des portiques. Le système d’aile doit pouvoir se rétracter partiellement.
Qu'advient-il du projet Tradewings, ce feeder de 2 500 EVP, mariant l’éolien et le GNL*, développé avec VPLP Design, Alwena Shipping et Ayro le bureau d’études chinois Shanghai Merchant Ship Design & Research Institute ?
R.G : Le concept design a été publié en 2021 et a obtenu une AiP de Bureau Veritas. Maintenant, nous échangeons avec des armateurs sur la possibilité d'intégrer ces technologies sur leur prochain navire en confrontant le concept à la réalité de la navigation. Nous sommes dans une logique de développement produit continu : premier de série, retour d’expérience, amélioration technologique, ajout de modules pour l'ouvrir à un éventail le plus large possible de segments de navires.
Quelles spécifications font-ils valoir ? Quelles sont leurs appréhensions face à vos technologies ?
R.G : Ils ont surtout des enjeux d’intégration, des contraintes opérationnelles et d'ergonomie à la fois pour les marins et pour les manutentionnaires portuaires
Mais cela relève de l’analyse classique et légitime d’une technologie dans le transport maritime, qui requiert des systèmes éprouvés, des équipements testés-approuvés, des risques de sécurité maîtrisés pour franchir le pas ou transformer des navires qui sont opérationnels depuis des dizaines d’années.
Les arbitrages en termes de renouvellement de flotte sont difficiles entre des solutions immédiates qui ne traitent que partiellement la problématique du CO2, comme le GNL, et celles plus probantes mais plus longue échéance et sans garantie, comme le méthanol, l’ammoniac ou encore l’hydrogène.
R.G : Être directeur technique d'un armateur aujourd’hui n’est pas facile en effet. Les variables et les paramètres sont multiples et extrêmement volatils. Le prix du GNL a été impacté par la guerre aux portes de l’Europe. Qui aurait pu anticiper un tel événement ? Sur les carburants alternatifs, il est difficile de se projeter en termes de production, d'approvisionnement et de distribution. Quoi qu’il en soit, et à tout point de vue, aucun carburant alternatif ne sera plus compétitif que le pétrole.
Sauf innovation de rupture par rapport à ce qu’on connaît aujourd’hui, ils seront inévitablement plus chers. Mais surtout, leur densité énergétique étant bien moindre, ils exigeront un espace de stockage bien plus important. L’espace dédié à la marchandise s’en trouvera considérablement réduit. On touche là à un point crucial de cette industrie dont la raison d’être est de transporter des marchandises, d’où l’intérêt de la propulsion éolienne dans ce contexte !
Qu’est-ce qui fera bouger les lignes selon vous ?
R.G : La mise à l’action prend du temps. Mais cela avance. Je crois beaucoup à l’influence de grands chargeurs, qui restent des prescripteurs. On note que c’est extrêmement efficace dans les projets lancés. Le cadre législatif est aussi déterminant. Que ce soit la taxe carbone ou d’autres instruments, ces mesures sont suffisamment incitatives pour forcer l’investissement dans la transformation des navires.
Vous avez pu mener vos développements grâce à une levée de fonds en 2021 de 10,5 M€. Envisagez-vous de faire appel à nouveau au marché alors que vous entrez dans le dur de l’industrialisation ?
R.G : Nous avons eu en effet la chance de lever 10,5 M€ auprès de d'Ocean Zéro, Bpifrance et Mer Invest. Nous sommes dans une dynamique de start-up industrielle. En tant que telle, nous sommes dans une recherche constante de financement pour développer et accélérer tant sur le plan commercial que technologique et industrielle.
On parle très peu des pétroliers. Les exploitants de tankers ne seront pas des clients pour vous ?
R.G : Nos développements sur les vraquiers avec le projet Whisper vont nous permettre de répondre aux problématiques des pétroliers qui ont aussi un grand besoin de flexibilité sur un large nombre de terminaux, certains avec des contraintes de tirant d’air au niveau des ponts.
Il y a un autre enjeu pour ce segment, devenu moins attractif aux yeux des investisseurs ces derniers temps. Porter une démarche d’hybridation peut s’avérer opportune pour financer leur flotte de demain. Car les entreprises qui pourront répondre aux enjeux ESG de manière efficace, avec de bonnes perspectives, auront plus de chance d’intéresser les communautés de financement et de maintenir un bon niveau de liquidité de leur flotte à la revente.
Pourquoi vous avez choisi d'intégrer en fait la fabrication de vos ailes ? Vous auriez pu sous-traiter.
R.G : La volonté d’avoir un schéma industriel performant. Notre industrie maritime exige de la compétitivité, de l’efficacité et de la qualité. Il est donc important de s’affranchir d’une trop grande dépendance à l’égard d’un unique partenaire, de pouvoir s’assurer de la fiabilité de sa route industrielle, de développer sa propre expertise et de rester maître des capacités de production pour l’envolée de la demande à venir.
Que vous projetez à quel horizon ?
R.G : Le calendrier de l’OMI est clair : une réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % d'ici 2030. À l'échelle d'une industrie maritime, c'est demain. Le CII [Carbon Intensity Indicator pour la flotte existante, NDLR] est en vigueur depuis janvier pour une première année d'observation, mais dès 2024, des plans d'actions correctifs seront exigés. Cela va accélérer le passage à l'acte.
Propos recueillis par Adeline Descamps