Rodolphe Saadé en a pris l’habitude depuis quelque temps. Ses « sorties » publiques étonnent, intervenant sinon là où il n’est pas vraiment attendu du moins sur des sujets parfois éloignées de son business. Cet été, aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, alors que tant de sujets portaient sur le commerce mondial, la géopolitique des blocs, les énergies, le PDG du groupe CMA CGM répondait à la question : « Quel choix de société ? ».
Il y a quelques jours, associé à Xavier Niel (groupe Iliad, maison-mère de l’opérateur télécom Free) et Éric Schmidt (Schmidt Futures), ex-PDG de Google, il participait à une conférence Ai-Pulse à la Station F sur l’intelligence artificielle (IA). À cette occasion, les trois patrons ont annoncé la création de Kyutai, un laboratoire doté d’un capital de 300 M€ afin de financer des travaux de chercheurs dans l’intelligence artificielle qui seront accessibles et gratuits.
Ce 28 novembre, aux Assises de l’économie de la mer, organisées par nos confrères du Marin/Ouest France en partenariat avec le Cluster maritime français, il s’exprimait sur le thème « Espace, intelligence artificielle, décarbonation », aux côtés de Philippe Baptiste, président du CNES, les deux entreprises étant liées par un partenariat dont le contenu est en friche.
« L’intelligence artificielle permettra de rendre la logistique maritime plus performante. Il faut pouvoir investir dans ce domaine sans avoir besoin d’aller aux États-Unis », a justifié le patron de CMA CGM.
Contre-offre européenne
Alors qu’outre-Atlantique, la super-intelligence bénéficie de milliards de dollars d’investissements, une contre-offre européenne est nécessaire, semble dire Rodolphe Saadé, rappelant qu’au sein de son entreprise, « une cinquantaine de personnes travaillent sur l’IA », que son fleet center s’en sert déjà pour profiler les meilleures routes tandis que son université d’un genre nouveau Tangram, qui ouvrira en avril prochain, formera 3 000 collaborateurs à l’une des technologies les plus en vue.
Plus inattendu, parmi les projets évoqués avec son partenaire spatial, « un feeder de l’espace qui irait chercher les satellites qui se sont perdus. Un projet complexe de logistique spatiale », explique très sérieusement le patron d’un groupe qui vient de rajouter une dimension à son approche air-mer-terre.
30 Mt de CO2 émis
Moins stupéfiants en revanche, ses propos sur sa stratégie d’investissement dans le méthanol (32 navires avec ses dernières commandes) alors que sa flotte de 614 navires émet 30 Mt de CO2 par an. La facture sera salée lorsque les émissions carbone seront totalement taxées (depuis mi-février 2023, la tonne de CO2 se négocie à plus de 100 € dans l'Union européenne). À partir du 1er janvier 2024, le transport maritime entrera progressivement dans le marché européen carbone.
Dans ces conditions, l’on comprend que le sujet commence à crisper. « Les nouveaux carburants ne sont, non seulement, pas disponibles immédiatement mais surtout ils coûtent très cher. Nous avons une trajectoire de décarbonation, un objectif de neutralité carbone en 2050, et des enjeux. Mais à un moment, il faudra se poser la question de du réglement de la facture », insiste-t-il.
Si le méthanol d’origine fossile revient entre 100 et 250 $ la tonne, le bio-méthanol se situe dans une fourchette entre 320 et 770 $/t, selon les paramètres. En améliorant les process, les coûts pourraient être réduits, entre 220 et 560 $/t, indiquent des organismes comme l’Institut du méthanol.
« Le groupe CMA CGM a déjà mis sur la table 15 Md$ pour la décarbonation de ses navires [l'entreprise évoque 120 navires en mesure d'être propulsés à partir de carburants bas carbone, GNL et méthanol, d'ici 2027, NDLR]. À quoi sert l’Europe si elle n’apporte pas un soutien politique et technique sur des enjeux importants », poursuit-il.
Au principe de la création d’un fonds européen, évoqué, en support aux lourds investissements qui attendent le secteur, il tranche : « je crois à ce que fait la CMA CGM, ce que font les autres, j’y crois moins ».
Le groupe a initié un fonds de 1,5 Md€ pour financer des projets de décarbonation dans les secteurs maritime, logistique et aérien, et a abondé le fonds de dotation, annoncé l’an dernier par Hervé Berville, de 200 M€ pour accompagner la transition de la filière maritime française. « Nous sommes prêts », ajoute-t-il, ce qui laisse à penser que l'administration française ne l'est pas.
Pourquoi des accords avec ses concurrents ?
Quant à ses derniers accords, l’un avec Maersk, l’autre avec Cosco, tous deux au sujet du méthanol, « les accords de coopération sur des objets d’intérêts généraux a du sens car ce sont des sujets très complexes, qui nécessitent beaucoup de recherche et développement et d’investissements. On a développé des solutions autour du GNL, cela a pris sept ans. Avec le méthanol vert, il faut aller plus vite d’autant que Maersk s'est engagé à être net zéro avant 2040 ».
Quant à son rapprochement avec Cosco, « nouer des partenariats permet de sécuriser notre sourcing », répond-il.
Le groupe de transport maritime chinois a signé en septembre un accord de coopération avec plusieurs entreprises chinoises – State Power Investment corp. (Spic), l’un des principaux fournisseurs d’électricité du pays, le grand opérateur portuaire Shanghai International Port Group (SIPG), et la société de certification China Certification & Inspection group (CCIG). Objectif : faire émerger une chaîne industrielle de méthanol vert, de la production à la certification de méthanol vert en passant par le transport et l’avitaillement.
Quoi qu’il en soit, « il n’y a pas encore de substitut au moteur diesel », dira Laurent Castaing, le directeur général des Chantiers de l’Atlantique, dans une autre fenêtre des Assises de l’économie de la mer. La meilleure technologie pour abattre ses émissions reste celles que l’on ne génère, à savoir la sobriété énergétique.
Adeline Descamps