Inéluctablement, le temps galope. Imperceptiblement, la transition énergétique s'imprègne toujours plus. Fatalement, les convictions finissent par s’aligner sur les intérêts industriels.
CMA CGM et Maersk ont annoncé, dans un communiqué écrit à deux mains, un partenariat dans plusieurs domaines liés à la décarbonation, notamment de la propulsion avec des carburants alternatifs plus durables, et en phase avec les dispositions législatives et réglementaires.
Il est question de pousser les exigences en matière de contrôle des émissions (prise en compte du cycle de vie complet, du « puits à la roue ») et de contribuer à un cadre de production à l'échelle industrielle de biométhane et de méthanol vert, le carburant vers lequel les deux groupes ont récemment convergé.
Ils s’engagent également à respecter des paramètres d’exploitation en matière de sécurité et d’avitaillement des navires propulsés au méthanol vert tout en contribuant à développer le sourcing et les infrastructures de soutage de bio- et e-méthanol de façon à rendre les futurs combustibles de soute accessibles dans les principaux ports.
Enfin, au-delà du méthanol, les numéros deux et trois mondiaux du transport maritime conteneurisé vont partager leurs ressources sur d’autres carburants alternatifs tels que l’ammoniac ou d'autres technologies « net zero ».
2018-2023 : changement d'atmosphère
« Les deux groupes sont convaincus des avantages d’une action commune pour accélérer la transition énergétique de leur secteur, s’inspirant mutuellement de leurs expériences afin d’aller plus loin et plus vite », indiquent les deux armateurs dans le communiqué. Plusieurs années après avoir opposé une fin de non-recevoir il y a quelques années à une coopération, CMA CGM entrouvre la porte.
Søren Skou et Rodolphe Saadé se sont longtemps opposés en matière de décarbonation. L’ex-CEO de Maersk a toujours préconisé une rupture radicale avec les carburants classiques, cherchant à forcer la mise sur le marché d’alternatives franchement vertes à l'instar du méthanol vert.
De son côté, le PDG de CMA CGM défend depuis la première heure un pragmatisme économique et énergétique en s'en remettant aux solutions immédiatement disponibles, accessibles à l’échelle, bien que transitoires, tel le GNL. Si vertueux soit-il pour traiter tout ou partie des oxydes d’azote et de soufre, le gaz naturel liquéfié reste encore peu efficace pour abattre le CO2.
Depuis, le GNL s'est imposé dans le carnet de commandes des navires aux carburants alternatifs, mais challengé par le méthanol.
Des calendriers différents sur la neutralité carbone
CMA CGM a commencé à communiquer sur ses objectifs en matière de neutralité carbone deux ans (2020) après Maersk (2018).
Rodolphe Saadé a prononcé sa profession de foi de neutralité carbone devant le Global Compact, une initiative des Nations unies visant à inciter les entreprises à adopter une attitude socialement responsable, y compris l’empreinte carbone générée par leurs activités. « D’ici à 2023, CMA CGM utilisera 10 % de carburant alternatif. L’objectif est d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 », avait-il indiqué.
Søren Skou choisira la COP24, grand raout climatique mondial sorti de l’anonymat depuis la COP 21 et la signature de l’accord de Paris sur le réchauffement climatique. Il s'était alors à « investir les ressources nécessaires en R&D » pour rendre ses navires décarbonés à horizon 2030. Le groupe danois, alors leader mondial de son secteur, s'imposait alors en tant que chef file pionnier et responsable.
Appel à la mobilisation de la filière, un flop
« Il faut que des navires à zéro émission soient disponibles sur le marché vers 2030 si on veut atteindre la neutralité carbone d'ici 2050 », avait enjoint le dirigeant, considérant que les énergies fossiles, quelle que soit leur amélioration, ne feront que « maintenir les émissions du transport maritime à leur niveau actuel ».
Søren Skou avait doublé son annonce par un appel à la mobilisation de toute la filière pour « développer le navire zéro carbone qui naviguera en 2050 ».
L’affaire n’avait pas donné lieu à un enthousiasme débordant. MSC, l’ex-numéro 2 mondial, devenu depuis leader incontesté avec quelques années d’avance, y avait répondu en mettant en avant son approche multilatérale consister à panacher diverses solutions (GNL à l’étude, carburation hybride, mesures de sobriété...), tout en se démarquant des objectifs jugés « ambitieux » de son partenaire de l'alliance 2M.
CMA CGM avait décliné en rappelant son propre engagement en faveur du GNL. « Le groupe se félicite de l’annonce faite par Maersk qui rejoint notre engagement en faveur d’une transition énergétique du transport maritime et fait suite à notre décision de propulser nos prochains navires au GNL. »
Le groupe français était alors le premier et seul grand armateur de porte-conteneurs à avoir autant pris parti en faveur du GNL qui ne cochait donc pas toutes les cases, avec de surcroît, des navires de très grande taille en commande : neuf géants de 23 000 EVP, cinq porte-conteneurs de 15 000 EVP, ainsi que six navires de 1 400 EVP pour Containerships.
Surenchère de coalitions
En ordre dispersé, chacun a fait ensuite son bout de chemin et a choisi sa « coalition internationale en faveur de la transition énergétique ». Maersk rejoindra la Getting to Zero Coalition, un conglomérat de grands comptes mondiaux s’engageant pour que les navires et les carburants soient prêts d'ici 2030.
CMA CGM initiera la sienne avec une dizaine de grandes entreprises fondatrices.
Les deux soutiendront des initiatives à grande échelle, médiatisées à outrance et pas complètement désintéressées, à l’instar de cette tribune de 155 multinationales appelant les pouvoirs publics à indexer les aides et investissements octroyés au titre de la relance économique sur des critères « verts ».
Accélération des agendas
Lentement mais surement un rapprochement s’est opéré depuis que CMA CGM a accéléré son propre agenda de transition, en commandant des navires au GNL configurés pour carburer au biométhane et e-méthane, équivalent vert du GNL d’origine fossile, et en passant commande de porte-conteneurs prêts pour une propulsion au bio et au e-méthanol.
« D'ici 2027, nous aurons 77 navires biométhane et e-méthane ready et avons actuellement 24 navires en commande qui pourront brûler du bio- ou du e-méthanol dont les premiers seront livrés à partir de 2026 », assure Christine Cabau-Woehrel, à la tête des actifs et des opérations du groupe CMA CGM, dans un entretien au JMM.
Tous deux premiers clients du méthanol
Alors que Maersk – 25 porte-conteneurs en construction d’une capacité d’un peu moins de 345 000 EVP dont le premier vient d’être baptisé –, a commandé sa première série en 2021, il est talonné par CMA CGM dont la flotte en commande au méthanol s'est étoffée en un temps record pour approcher les 340 000 EVP.
Engagés avec quelques années de décalage, leur carnet de commande au méthanol s'aligne. Ils partagent désormais le défi de l’avitaillement de cette nouvelle flotte attendue entre 2025 et 2027.
En signant ses premiers contrats de construction, Maersk souhaitait envoyer un signal fort au marché en amorçant la pompe de façon à créer un effet volume et à diminuer le coût du combustible, aujourd’hui deux fois plus élevé que celui du méthanol conventionnel (dit gris).
Pour sécuriser son soutage, l’entreprise a ainsi signé plus de dix contrats d’achat à long terme à ce jour qui devraient lui assurer au moins 730 000 t de méthanol vert par an d’ici la fin de 2025 (et 500 000 t supplémentaires après cette échéance), de quoi alimenter les premiers porte-conteneurs livrés.
Une demande de méthanol estimée à 300 Mt
CMA et Maersk évoquent la nécessité de travailler ensemble pour sécuriser l’approvisionnement et l’avitaillement mais ne font pas mention de la nouvelle aventure du Danois, qui a annoncé il y a quelques jours la création de la société C2X, dont la vocation sera de produire du méthanol vert mais sans exclusivité au transport maritime.
Une annonce immédiatement saluée comme un signe précurseur par un « like » de Rodolphe Saadé depuis son compte X (ex-twitter).
Le premier site de production de Maersk pourrait être Huelva en Espagne. On en trouve une trace, dans le JO espagnol en date de 24 juillet, de la demande déposée par une filiale de Maersk pour la construction et l’exploitation d'une unité de production de carburants renouvelables (465 000 m²), « à savoir des carburants synthétiques, e-carburants et/ou biocarburants ».
Le groupe danois estime que la demande annuelle de méthanol « pourrait tripler d’ici 2050 pour atteindre quelque 300 Mt, portant essentiellement sur du méthanol vert ».
Un avenir multi combustibles
Méthanol, ammoniac, électro-carburants, la flotte mondiale devrait voir sa physionomie bien changer au cours des prochaines années. Pas moins de cinq types de carburants vont cohabiter alors que les navires se sont « shootés » pendant des décennies au fuel et à ses dérivés.
Au premier semestre, la bascule des commandes vers les carburants verts est nette. Selon les estimations du courtier Braemar, le nombre de navires configurés pour une propulsion au méthanol en commande, donc à double motorisation, s'élevait à 185 au 6 septembre contre 135 à la fin du mois de mai.
La disponibilité limitée et les coûts élevés du méthanol vert font tousser les sceptiques quant à la possibilité d’en faire le carburant du transport maritime à brève échéance.
La production d'e-méthanol nécessite de l'hydrogène renouvelable (limitée) et du carbone biogénique capturé, (procédé coûteux). L'e-méthanol est évalué par S&P Global Commodity Insights à 2 429,8 $/t sur une base FOB Rotterdam.
Peser sur les instances réglementaires
Le transport maritime ne peut plus, quoi qu’il en soit, faire l’impasse sur « l’urgence climatique ». Les pressions ne s’exercent plus seulement depuis l’OMI, l’organisation de réglementation du secteur, qui a acté cet été le principe de la décarbonation totale de la flotte d’ici 2050.
Proactive, l'Union européenne a déjà une longueur d'avance, ayant validé l'intégration du transport maritime dans son système d'échange de quotas d'émission à partir de 2024, marquant ainsi la première tarification du carbone pour le secteur dans le monde. En juillet, le parlement européen a également approuvé les normes sur les carburants marins renouvelables.
Tout en saluant les dernières avancées réglementaires, Maersk et CMA CGM entendent être plus audibles dans les instances de régulation, « conditions à l’instauration de règles équitables dans un environnement économique international ». Comprendre : quitte à subir des règles, feignons d'en être les instigateurs...
Un rapprochement et plus si affinités ?
C'est à n'en pas douter la question qui va animer les discussions des prochains meetings.
L'isolement de Maersk s'intensifie alors que MSC et ZIM viennent de signer un nouvel accord de coopération opérationnelle, qui prépare l'après-alliance 2M entre Maersk et MSC.
L'armateur danois se retrouvera donc sans aucun partenaire sur les routes transpacifiques et Asie-Europe, compromettant ses dessertes et ses capacités.
L'alliance 2M avait été créée à deux en 2015 après exclusion de CMA CGM, les régulateurs ayant été réticents face au pouvoir de marché de l'union de ces trois transporteurs s'arrogeant trois places au sein du Top 5 mondial.
Adeline Descamps
127 navires au méthanol en commande et en service
« Sur le carnet de commandes actuel, 10,31 % des navires sont alimentés au GNL, 2,03 % au méthanol, 1,91 % au GPL et seulement 0,42 % à l’hydrogène », indique le courtier Intermodal. Mais une bascule s’est opérée parmi les 73 navires verts commandés au cours des cinq premiers mois de l’année. 20 % pourront consommer des carburants alternatifs, dont 6 % avec le GNL et 9 % avec le méthanol, ajoute-t-il.
Dans une étude, la société de classification Lloyd’s Register prévoit que la demande moyenne du secteur maritime en méthanol vert devrait représenter 13,4 % de la consommation totale de combustibles de soute d'ici à 2050, le biométhanol, 8,6 % et l'e-méthanol, 4,8 %.
Le GNL a toutefois quelques longueurs d’avance, avec 399 unités actuellement en service et 512 en commande d’après les dernières données publiées par DNV fin mai. En construction, hormis la double motorisation, les porte-conteneurs sont les plus grands clients du GNL.
Au total, il y a 911 navires au GNL en commande et en service pour 182 au GPL, 127 au méthanol et 27 à l’hydrogène.
A.D.
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