Le marché du transport de voitures est en pleine effervescence. De façon presque paradoxale. L’industrie automobile est à la peine, moins en raison d’une faiblesse de la demande que du fait d’une pénurie des semi-conducteurs qui ont contraint les constructeurs à suspendre la production dans plusieurs de leurs sites. Depuis, l’économie mondiale s’est détériorée et le ralentissement des ventes vient se greffer aux difficultés persistantes d’approvisionnement.
À fin juin, les ventes mondiales de véhicules légers étaient en baisse de 3,8 % par rapport à 2021. Le marché reste tiré par la Chine, qui maintient ses prévisions de ventes à 37 millions d'unités cette année, soit 38 % du marché total des ventes de véhicules légers. Alors que des augmentations de prix à deux chiffres ont été enregistrées dans les ventes de véhicules légers neufs en Amérique du Nord entre janvier et juin, les achats de véhicules électriques ont redoublé, enregistrant une croissance de 49 % au cours de cette période (contre 9 % en Europe). En résumé, les stocks globaux et les ventes globales sont en baisse mais les ventes de véhicules électriques continuent de croître, malgré les hausses de prix des voitures neuves et l'inflation croissante. Un étonnant panorama.
Accélération depuis le début de l’année
Depuis un an, les exploitants de porte-véhicules sont portés par des taux de fret et niveaux d’affrètement croissants. Ces derniers mois, l’accélération est notable, atteignant des niveaux historiques alors que les Pure car, truck carrier (PCTC) manquent après des années de sous-investissement. Le fournisseur de services de transport maritime Clarksons estime qu'entre 100 et 200 nouveaux navires seront nécessaires entre 2024 et 2030 pour répondre à la croissance de la demande et compenser l'attrition due à l'âge et aux nouvelles réglementations. « Les propriétaires de transporteurs de voitures se dirigent vers de gros bénéfices dans les années à venir, car la croissance de la flotte reste très faible », soutenait la division finance du groupe britannique à l’issue du premier semestre.
La croissance nette de la flotte (764 navires totalisant 4 millions de CEU, unité de mesure du secteur, Car equivalent unit) ne devrait être que de 0,9 % en 2022 et de 0,7 % en 2023. En 2024, davantage de navires devraient être livrés, mais la croissance nette de la flotte restera inférieure à 3 %. Clarksons Platou prévoit en outre une croissance des volumes de 9 % en 2022 et de 6 % en 2023.
D'un minimum de 10 000 dollars par jour ($/j), à la mi-2020, le taux d'affrètement d’une durée d’un an pour un navire d’une capacité de 6 500 CEU a atteint le niveau record de 62 500 $/j en juin. « Il a fallu plus de six ans pour que les tarifs passent d'environ 20 000 à plus de 50 000 $/j lors du boom de 2002 à 2008 », relevait-il.
+488 % par rapport à décembre 2019
Selon une dernière note de VesselsValue, spécialiste des informations relatives à la valeur des navires, le marché s'est emballé à la mi-août après que Nissan a prolongé, quatre semaines à peine après le début du contrat, un tarif d’affrètement de 100 000 $/jour fixé pour un navire de 6 178 CEU construit en janvier 2015. « C’est une valeur record établissant un plus haut dans un marché haussier enragé, indique l’expert. Il s'agit d'une hausse de 174 % par rapport à l'indice de janvier, et d'une hausse stupéfiante de 488 % par rapport à décembre 2019, sur la base d'une charte à temps d'un an. »
La société d’études de marché a vent d’un contrat en cours portant sur une valeur de 120 000 $/jour, présageant d’une nouvelle hausse de 20 %, alors que le marché ne manifeste aucun signe de relâchement.
Des navires mis en vente entre 50 et 60 M$
La valeur des actifs suit. Le propriétaire singapourien de navires non-exploitant Eastern Pacific Shipping a mis en vente, pour 60 M$, le Lake Kivu, un porte-voitures de 4 902 CEU, construit, il y a 16 ans par Xiamen Shipbuilding. Il susciterait un vif intérêt. Rien de grandiloquent. Son sistership, le Lake Superior, d’un an plus jeune, a trouvé preneur pour une valeur de 50 M$ auprès de XT Shipping le 14 septembre.
Force motrice, le transport de voitures embarque, dans son agitation, le marché des grands con-ros (capacité de 2 500 voitures), notamment ceux dotés de ponts-garages dédiés et d'un espace généreux pour les garages high & heavy, « particulièrement recherchés par les opérateurs de PCTC qui cherchent désespérément à augmenter leur capacité », précise VesselsValue. Ces navires rares (66 unités en service) ont pourtant longtemps été critiqués pour leurs conceptions « trop axées sur les conteneurs » et leur capacité ro-ro insuffisante pour les trafics phares pour le commerce de voitures que sont les marchés d'Afrique et du Moyen-Orient. Du fait de leur faible nombre, ils changent rarement de mains. Mais la demande balaie les dogmes.
Forces du marché
En témoigne le lâcher prise de Grimaldi face aux prix offerts par le marché. « Le mois dernier, Glovis a convaincu le transporteur d'affréter le Grande Abidjan [5 720 mètres linéaires, 1 800 EVP, mai 2015, NDLR] en payant plus de 99 000 $/j. Un geste rare de la part de la société familiale, qui démontre que tout a un prix. » Ces navires polyvalents sont généralement utilisés par l’armateur napolitain sur les routes de l'Atlantique et y restent positionnés jusqu'à l'âge de la démolition.
Liberty Global Logistics a acquis auprès de Messina du con-ro Jolly Diamante [6 350 mètres linéaires, 3 001 CEU, NDLR] pour un prix non divulgué mais estimé à 70 M€. C’était le prix payé par la filiale du groupe MSC au chantier naval Daewoo en décembre 2009, certes à un taux réduit après le crash financier de 2008.
La pénurie de PCTC fait loi d’autant que la congestion portuaire absorbe de la capacité. Le Don Carlos (7 194 CEU) a mis 11 jours en septembre pour achever ses opérations de chargement à Bremerhaven, hub essentiel pour le fret des fabricants d'équipements d'origine (OEM) transatlantiques et d’Asie. Le Morning Cecilie d'Eukor (6 502 CEU) est resté une dizaine de jours dans le port allemand. Tant et si bien que l’armateur norvégien Wallenius Wilhelmsen a informé sa clientèle qu’il suspendait toutes les réservations pour les transports d'octobre et de novembre au départ de l'Europe vers l’Asie, l'Amérique du Nord, l'Océanie et le Moyen-Orient. Une décision spectaculaire qui a surpris le marché.
Des perspectives prometteuses
« Si les retards moyens des navires restent élevés jusqu'au quatrième trimestre 2022, les prix vont encore se durcir », prévoit VesselsValue, alors même que de nouvelles échéances réglementaires sur les émissions de CO2 doivent entrer en vigueur en 2023 et risquent de forcer les exploitants à lever le pied sur la vitesse. Le slow steaming pourrait retirer du marché l’équivalent de 5 à 10 % de la capacité. Une bonne nouvelle pour les taux de fret des exploitants, moins pour les chargeurs et les affréteurs.
Pourtant, les perspectives seraient prometteuses. Tesla est prêt à augmenter les expéditions depuis sa Gigafactory de Shanghai, le principal centre d'exportation vers le monde de l’américain pour le Model 3 et Model Y.
BYD, constructeur automobile chinois de renom, qui compte s’exporter en Europe avec une berline et deux SUV 100 % électriques, est en pourparlers avancés avec des chantiers navals locaux pour construire 6 à 8 PCTC au GNL à double carburant de 7 700 CEU. Son compatriote NIO devrait entrer sur neuf marchés européens supplémentaires en 2023, puis sur les États-Unis en 2025.
« La Chine reste en bonne voie pour devenir un marché majoritairement électrique d'ici deux ans. Le fait de détenir un monopole sur cette catégorie aura des conséquences énormes sur les routes maritimes dans le courant de la décennie », commente VesselsValue, qui s’attend à ce que l'indice mensuel de référence atteigne 125 000 $/jour et la valeur des actifs pour des unités modernes éco de 6 000 à 7 000 CEU à 100 M$ au quatrième trimestre 2022. Si c’était le cas, elle dépasserait les prix de construction neuve convenus pour les équivalents bicarburants commandés aux chantiers navals chinois à peine 12 mois auparavant…
Adeline Descamps