Il se dit que la France n’aime pas l’Allemagne mais la respecte alors que l’Allemagne aime la France mais ne la respecte pas. En dehors des relations franco-allemandes, dont on fête actuellement les 60 ans du traité de l’amitié, Paris a toujours tenu Berlin en estime pour son pragmatisme et son industrie. Les Allemands marquent, eux, leurs distances à l’égard de ces Français, pas assez fonctionnels si tant qu’ils les trouvent opérationnels.
Une fois n’est pas coutume. L’actualité illustre cette fois des façons de faire communes. Avec toutefois un empressement plus visible outre-Rhin, Berlin prouvant sa capacité à réagir vite quand elle pense un de ses marchés menacé de dislocation, en l’occurrence son système énergétique face à la rupture d’approvisionnement en gaz russe. À la différence d'autres pays européens, l'Allemagne ne disposait d'aucun terminal sur son sol, étant engagée dans des contrats d’achat long terme de gaz avec la Russie, dont elle dépendait à 55 % avant la mise au ban internationale du pays de Vladimir Poutine.
Quelques jours à peine après avoir inauguré son deuxième terminal d'importation de GNL à Lubmin –, le FSRU (unité flottante de stockage et de regazéification) Neptune, que TotalEnergies affrète auprès de Hoëgh LNG, pour le compte de Deutsche ReGas –, l’Allemagne a mis en service son troisième terminal de gaz liquéfié à Brunsbüttel, au bord de la mer Baltique. Avec une capacité de 7,5 milliards de m3, le Hoëgh Gannet, affrété auprès du norvégien par RWE pour le compte de l’État allemand, permettra de livrer « 8 % de la consommation de gaz de l'Allemagne », selon Berlin. Le gouvernement avait inauguré en décembre son premier terminal d’importation de GNL à Wilhelmshaven, le Hoëgh Esperanza, d'une capacité de 170 000 m3, que Uniper affrète à Hoëgh LNG.
Quatre autres projets doivent suivre dans le pays, après des chantiers menés au pas de charge grâce aux milliards d'euros débloqués au niveau fédéral et en s’affranchissant des règles habituellement en vigueur pour ce genre de projets, notamment les études d’impact environnemental.
286 méthaniers
Outre les cinq FSRU qui seront en fonction pour le compte du gouvernement et le terminal privé à Lubmin, d’autres installations sont prévues cette fois à terre. Il s’agit du terminal méthanier de Brunsbüttel, dans lequel la banque publique KfW détient une participation de 50 % ainsi que deux infrastructures avec des investissements privés à Stade (Hanseatic Energy Hub) et Wilhelmshaven (TES).
Lorsque les six terminaux méthaniers offshore seront opérationnels, d'ici la fin de 2023, la capacité atteindra 37 Gm3/an, et avec leurs équivalents terrestres à partir de 2027, la capacité sera doublée (mais condamnera certains FSRU). En 2021, la consommation allemande de gaz s'élevait à 96 milliards de m3. Une bonne nouvelle pour l’activité des méthaniers : pour assurer la réception de quelque 27,5 milliards de m3/an d'équivalent gaz, il a été estimé que les livraisons par 286 navires seront nécessaires.
Dix projets en cours de développement
En réponse à une série de questions parlementaires émanant du parti politique allemand die Linke (Parti de gauche), le ministère allemand de l'Économie a indiqué que dix projets d'importation de GNL en Allemagne sont en cours de développement.
Toutefois, Berlin n’échappera vraisemblablement pas cette fois à la problématique de l’acceptation sociale, qui est plutôt d’ordinaire un privilège français. Les critiques montent outre-Rhin face à la multiplication des projets, les ONG environnementales pointant un risque de surcapacité. Les associations craignent en outre que ces projets à base d’énergies fossiles freinent les ambitions climatiques du pays.
« Il est normal de se préparer (...) mais il reste à prouver que tous les terminaux en discussions pourront être en pleine capacité », a reconnu Klaus Müller, le président de l'agence fédérale chargée des réseaux d'énergie, qui fait autorité et que l’AFP a relayé.
Deux recours rejetés en France
Dans le même temps, en France, le cinquième terminal méthanier français, flottant, prévu sur le port du Havre – après ceux terrestres de Marseille Fos, de Dunkerque et de Montoir de Bretagne, en cours d’optimisation –, fait des vagues depuis quelques mois.
Et comme outre-Rhin, le projet français a bénéficié d’un régime juridique ad hoc par la loi du 16 août 2022 sur le pouvoir d’achat dans laquelle le FSRU a été intégré avec une valeur d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat.
Pour cette opération, il est prévu que TotalEnergies mette à disposition pendant une durée de cinq ans un de ses deux FSRU, le Cape Ann, d’une capacité de regazéification de 45 TWh par an. Il sera exploité par TotalEnergies LNG services France (TELSF). GRTgaz assurera la construction d’une canalisation de 3,4 km pour le raccordement au réseau de transport gaz, dont une partie sous le canal du Havre effectué par micro-tunnelier sur 650 m et à une profondeur de 6 m sous le fond du chenal de navigation.
Le FSRU sera amarré au quai de Bougainville Sud, en continuité de l’actuel terminal roulier, un « site sans incidence notable sur l'environnement, en grande partie artificialisé, en dehors des sites Natura 2000 et de la réserve nationale », indique la Dreal alors que deux autres sites avaient été identifiés à l’issue d’une évaluation des impacts sur les plans environnemental, sociétal et des risques technologiques.
Caractère d’urgence à reconsidérer
Dans un arrêt en date du 19 janvier, le tribunal administratif de Rouen – institué par le décret ministériel du 29 septembre 2022 comme unique instance pour statuer sur les recours –, a rejeté les deux référés déposés le 13 janvier par Europe Écologie-Les Verts (EELV) Le Havre et Normandie. Selon son secrétaire général Julien Bayou, qui s’est personnellement impliqué dans ce dossier, le caractère d’urgence validé par le Conseil constitutionnel lors de l’examen de la loi sur le pouvoir d’achat est à reconsidérer en raison de la baisse des prix du gaz et des stocks de réserve en France, signalés à leur niveau maximal.
Le prix du gaz naturel européen est en effet tombé bien bas tandis que les stocks des pays consommateurs sont plus remplis qu'en moyenne pour cette période de l'année, le climat ayant été jusqu’à présent particulièrement clément tandis que l’actuelle vague de froid est estimée de courte durée.
Le contrat à terme du TTF néerlandais, considéré comme la référence européenne, s'échangeait à 54,005 € le mégawattheure (MWh), il y a quelques jours, peu après avoir chuté jusqu'à 51,405 €, son prix le plus bas depuis début septembre 2021. Le prix du gaz aura dévissé d'environ 30 % depuis début janvier et de 85 % par rapport à sa dernière envolée en août, provoquée par une rupture d'approvisionnement de la Russie.
Les stocks ont, eux, oscillé autour de 82 % de leur capacité au cours des dernières semaines, contre 50 % il y a un an et bien au-dessus de la norme saisonnière de 70 % sur cinq ans.
Contestation minimisée
Quoi qu’il en soit, compte tenu du régime contentieux juridique spécifique créé par le décret du 29 septembre, qui a notamment réduit le délai de recours contre les décisions administratives de deux à un mois, la seule voie possible pour poursuivre la contestation sur ce dossier est le pourvoi en cassation devant le Conseil d’État.
« Dans le cas d’un terminal terrestre, une évaluation environnementale impliquant une enquête publique est requise (…). À l’inverse, dans le cadre du projet que porte l’État au Havre, les installations terrestres (amarrage du FSRU, système de transfert de gaz, divers équipements de sécurité) sont soumises au respect des règles des codes de l’environnement et de la construction, tandis que le navire relève de la réglementation maritime* », indique dans un article très intéressant Nicolas Guillet, directeur du Centre de recherche sur les mutations du droit et les mutations sociales (CERMUD) à l’Université Le Havre Normandie.
Pour le maître de conférence en droit public, la dissociation des aspects terrestres et maritimes « a ainsi pu conduire le préfet de Normandie à considérer, dans une décision du 3 août 2022, que la demande d’autorisation de construction de la canalisation de gaz échappait à une évaluation environnementale ».
Pour les opposants, la durée prévue de cinq ans en fait une installation fixe avec une activité industrielle qu’il convient de classer en ICPE (installations classées pour l’environnement), laquelle est assujettie à une évaluation environnementale et à un cadre strict d’exploitation. « Ce navire c'est un bateau, mais c'est aussi une usine », a dit autrement le député PCF Jean-Paul Lecoq dans une des séances d'information publique.
Si cette règle avait été observée, elle aurait nécessité entre dix et douze mois de procédure alors que la dispense d’évaluation environnementale, le permis de construire les installations à quai et l’autorisation de construire la canalisation de gaz, ont été accordés en moins de six mois, souligne le spécialiste du droit.
Un trafic de 5 Mt
Le Cape Ann, un méthanier de 145 130 m3 naviguant sous pavillon norvégien et actuellement en opération en Chine, devrait arrivé en juin pour une mise en service en septembre. Il permettra d’injecter l’équivalent d’environ 60 % du gaz russe importé par la France en 2021, soit 10 % de la consommation annuelle française dans le réseau de GRTgaz (jusqu’à 5 milliards de m3 de gaz naturel par an). Le GNL sera fourni par les États-Unis, actuellement grand gagnant de la situation en tant que premier fournisseur de la France mais aussi, potentiellement, la Norvège, l’Algérie, le Qatar, le Nigéria… En 2022, l’UE a pallié les absences russes en augmentant ses approvisionnements auprès des États-Unis (+ 143 % par rapport à 2021) et du Qatar (+ 23 %).
Avec ce projet, le port du Havre retrouve une activité dont il a été un pionnier avec l’accueil, dès 1965, du tout premier terminal méthanier construit en Europe continentale. Ce dernier aura réceptionné du GNL pendant près de 25 ans, jusqu’en 1989.
« Un méthanier d’une capacité de 160 000 m3 représente un trafic de 5 Mt par an, a précisé Stéphane Raison, le président du directoire de Hapora Port (Le Havre, Rouen, Paris), à l’occasion de la présentation annuelle des trafics il y a quelques jours. C’est un dossier intéressant car c’est un développement de flux, générateur de nouvelles recettes avec en plus, une capacité que nous n’avons pas explorée jusqu’à présent : l’avitaillement en GNL de navires ». Avant d’ajouter : « Il faut une très forte source de chaleur pour faire en sorte que le GNL explose. C’est une marchandise dangereuse certes mais néanmoins un trafic comme un autre et les ports savent le gérer ».
Adeline Descamps
* Les FSRU, dont 45 sont actuellement en service, échappent à l’application de l’annexe VI de la convention internationale de 1973 pour la prévention et la pollution par les navires Marpol lorsqu’ils sont à quai, dans leur activité de stockage et de regazéification.