Le paquet législatif Fit for 55, qui correspond à la politique environnementale de l'Union européenne avec pour objectif une réduction des gaz à effet de serre d’au moins 55 % dans la prochaine décennie par rapport aux niveaux de 1990, contient un train de mesures qui obligent le transport maritime et aérien ainsi que les secteurs industriels.
En juillet, après avoir reporté, la commission européenne a dévoilé ses plans pour atteindre ses ambitions en matière de climat, qui, pour la première fois, ont intégré le transport maritime dans le système d'échange de quotas d'émission (ETS ou SCEQE).
D’ici à 2023, date fixée pour l’adoption du paquet législatif, l’ensemble des propositions de la Commission va faire l’objet d’arbitrages politiques dans le cadre de la procédure législative ordinaire. Le Parlement européen et le Conseil ne manqueront pas d’ajuster le tir sous la pression des lobbys. Mais les aménagements devraient être à la marge pour celles qui concernent le transport maritime.
Outre l’inclusion du transport maritime dans le système communautaire des échanges d’émission, qui fixe à ce jour un prix à l'émission de chaque tonne de carbone pour quelque 10 000 installations affiliées aux secteurs « gros pollueurs » (électricité, industries, compagnies aériennes), Bruxelles veut également mettre fin à sa dépendance vis-à-vis des combustibles fossiles. Une disposition appelée FuelEU Maritime. Elle revoit à ce titre la directive sur la taxation de l'énergie (ETD), vieille de plus de 15 ans, mais qui ne concernait jusqu’à présent ni l’aérien ni le maritime.
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Quatre grandes propositions
Les exigences à l’égard du secteur maritime tiennent en effet en trois ou quatre propositions (le détail dans cet article), les deux premières concernent les exploitants de navires, la troisième les fournisseurs de combustibles et la dernière, les ports.
L’introduction pour le secteur maritime d’un système d'échange de quotas d'émission de l'UE signifie que le propriétaire d’un navire de 5 000 tonnes de jauge brute devra acheter des quotas pour 20 % de ses émissions en 2023, 45 % en 2024, 70 % en 2025 jusqu’à une couverture totale en 2026. Dans le cadre du SCEQE, les compagnies maritimes seront donc tenues d'acheter des crédits pour compenser 100 % de leurs émissions pour les voyages intra-européens et 50 % pour les voyages entrants ou sortants. L’introduction se fera donc de façon progressive mais toutes les émissions seront couvertes à l’issue d’une période de quatre ans.
Le règlement FuelUE cible spécifiquement les carburants dont l'intensité énergétique devra être réduite de 2 % en 2025, de 6 % en 2030, 13 % à en 2035, 26 % en 2040, 59 % en 2045 et enfin de 75 % en 2050.
Les combustibles de soute seront soumis, eux, à une taxe dans le cadre de la directive sur la taxation de l’énergie (HFO/Gazole : 0,9 € par gigajoule (GJ) ; GNL/GPL : 0,6 € par GJ jusqu'en 2033 et jusqu’en 2033). Enfin, les ports seront tenus déployer les infrastructures pour permettre la connexion électrique à quai et l’avitaillement en GNL notamment.
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Libre arbitre dans le choix des carburants
À la différence du transport aérien, l’UE a choisi de ne pas imposer de carburants spécifiques au maritime. Les armateurs seront donc libres d’utiliser les biocarburants, le GNL, l'ammoniac, l'hydrogène, le méthanol, l’électrique… Les biocarburants et le GNL sont pour l’instant largement plébiscités. Ce qui n’est pas sans créer du débat avec à la clé, des campagnes de dénigrement récurrentes notamment orchestrées par des ONG environnementales, à l’instar de T&E, l’une des plus capées sur les questions maritimes. L’association les considère comme des options de conformité moins-disant et surtout moins pertinentes par rapport aux objectifs recherchés : réduire drastiquement l’empreinte environnementale du transport maritime.
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L’intégration du secteur maritime, soumis aux règles internationales de l’OMI, dans le marché carbone européen, passe encore mal. Selon le secrétaire général de la Chambre internationale de la marine marchande (ICS) Guy Platten, cette mesure ne serait pas d’une grande efficacité en matière de réduction du CO2, d'autant plus que la proposition ne couvrirait que 7,5 % des émissions mondiales du transport maritime. Pis, elle « pourrait sérieusement retarder les négociations sur le climat pour les 92,5 % restants des émissions du transport maritime ».
Il est de ce point de vue rejoint par des États non-membres de l'UE qui se sont déjà émus de « l'imposition de cette taxe unilatérale et extraterritoriale sur les navires qui naviguent temporairement dans les eaux internationales ».
La plupart des représentants professionnels du secteur maritime partagent la conviction, pas toujours formulée explicitement, que l’UE « cherche surtout à financer son plan climat. » Quoi qu’il en coûte.
« Ces sujets appellent une réponse politique sophistiquée, et non un fatras d'outils réglementaires déconnectés, adoptés à la suite d'escarmouches politiques à court terme », assène plus brutalement John Butler, le président du World Shipping Council.
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Fronde des associations professionnelles des transports selon InfluenceMap
Courant août, un rapport publié par le think tank londonien InfluenceMap est passé inaperçu. Le groupe de réflexion s’est penché sur les lobbys et plus précisément sur l’énergie déployée par une vingtaine de groupements et associations pour démonter les propositions de la Commission européenne en matière de réduction des émissions de GES. La note la plus basse, qui récompense donc le soutien le plus faible, a été attribuée à l'European Community Shipowners' Associations (ECSA), qui défend les intérêts de 20 associations d’armateurs dans l'UE, au Royaume-Uni et en Norvège.
Le deuxième score le plus bas a été attribué à Airlines for Europe (A4E). « Les associations professionnelles représentant les secteurs du transport sont les moins alignées sur les tentatives de la Commission européenne de mettre en œuvre les objectifs de l'Accord de Paris dans leurs activités de lobbying », écrivent les auteurs du rapport InfluenceMap.
L’association européenne des armateurs européens s’est toujours prononcée publiquement contre le SCEQE maritime, défendant une autre stratégie qui donnerait un prix au carbone suivant un mécanisme basé sur le marché.
En somme, l’ECSA milite pour l’instauration d’un cadre juridique qui influence le comportement souhaité, en l’occurrence, rendre plus coûteuse l’utilisation de combustibles fossiles pour favoriser les alternatives plus sobres. La plupart des associations professionnelles d’exploitants de flotte plaident en faveur de deux outils : un programme de R&D à grande échelle pour accélérer le développement de technologies de rupture et une tarification du carbone. Une proposition qu’elles défendent avec pugnacité au sein de l'OMI, laquelle lésine à poser ce débat au risque de perdre sa primauté sur la réglementation maritime.
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Charge réglementaire
Dans un tout autre registre, le courtier maritime Gibson revient dans sa dernière publication sur la charge réglementaire de ces nouvelles obligations. Sachant que l’OMI a imposé parallèlement un ensemble de dispositions pour tendre vers le même objectif. Ainsi, le SCEQE et la directive sur la taxation de l'énergie entrant en vigueur en même temps que les mesures de réduction de l’intensité énergétique des navires (de 2 % chaque année entre 2023 et 2026) : l'indicateur d'intensité carbonique (CII) et l'indice de conception des navires existants (EEXI) de l'OMI.
À qui devrait incomber la responsabilité (coût, mise en œuvre) est en effet une question récurrente. Encore faut-il s’entendre sur la notion même de compagnie maritime, pointe le courtier. « Dans le cadre du SCEQE, la compagnie maritime est définie comme "toute organisation ou personne, telle que le gestionnaire ou l'affréteur coque nue, qui a assumé la responsabilité de l'exploitation du navire et toutes les obligations et responsabilités imposées par le code ISM" » [gestion pour la sécurité de l'exploitation des navires et la prévention de la pollution, NDLR].
Or « selon l'UE, la compagnie maritime pourrait, au moyen d'un arrangement contractuel, tenir l'entité directement responsable des décisions ayant une incidence sur les émissions de CO2 du navire pour responsable des coûts de mise en conformité », décrypte Gibson. En cela, l’obligation pourrait donc revenir à l'entité responsable du choix du combustible, de l'itinéraire et de la vitesse du navire. Le courtier s’attend donc à ce qu’une clause soit insérée dans la charte-partie pour tenir l'affréteur responsable des coûts de conformité, même si la charge administrative incombe au gestionnaire technique.
Contradictoires et incompatibles
Gibson note par ailleurs un ensemble de contradictions dans les propositions de Bruxelles. Le SCEQE concerne les émissions de carbone et pas fondamentalement la chaîne de valeur complète, du puits à la pompe. Les carburants à faible teneur en carbone comme le GNL se révèlent ainsi attractifs malgré leurs problématiques liées aux fuites de méthane.
Cependant, dans le cadre du projet FuelEU, explique Gibson, la totalité des émissions de GES seront prises en compte et le texte est conçu pour encourager l'adoption de carburants renouvelables à faible teneur en carbone, dont la pénétration devrait atteindre 9 % en 2030 et 88 % en 2050. « La directive évaluera les émissions de méthane et d'oxyde nitreux sur une base d'équivalent CO2. Étant donné que le méthane a un potentiel de réchauffement de la planète 25 fois plus élevé que le CO2 sur une base de 100, de sérieuses questions sont soulevées quant à la compatibilité du GNL avec les objectifs climatiques de l'UE. »
Biocarburants sur la sellette
De même, selon Gibson, dans le cadre de FuelEU et de l'ETD, les biocarburants posent aussi problème. Alors que la première génération (celle qui alimentent les réservoirs essence des voitures) n’était pas utilisable en l’état par les transports aérien et maritime et qu’émerge la troisième famille à base d’algues, de plantes ou de bactéries, c’est celle à base de résidus agricoles et forestiers qui a de prime abord intéressé les transporteurs maritimes. Or, ils mobilisent des millions d’hectares de terres arables.
Les carburants issus d’algues ou de ressources cellulosiques éviteraient la concurrence avec les terres cultivables à but alimentaire ou le recours à la déforestation (nécessaire pour semer du soja ou planter des palmiers à huile).
In fine, le courtier a calculé que l’initiative FuelEU devrait coûter 89,7 Md€ à l'industrie, auxquels s'ajouteraient 521,7 M€ en frais dits administratifs. Des données précises…mais Gibson ne dit pas comment il parvient à cette arithmétique.
Adeline Descamps