« Les taux de fret sont devenus insoutenables. Ils se situent sur certaines lignes en deçà du seuil de rentabilité », a souligné Rolf Habben Jansen au cours d’une conférence de presse tenue le 6 juin. Le PDG de Hapag-Lloyd fait référence à un cumul de coûts liés à l’inflation entre autres qui font flamber la facture de ses dépenses d'exploitation.
D’après ses états financiers du premier trimestre 2023, les opex du transporteur allemand sont passées en un an de 2,95 à 3,038 Md€, dont une facture carburant de 622,5 M€ (contre 581,4 M€ au premier trimestre 2022), des frais de personnel qui ont explosé, de 210 à 240 M€, tandis que les coûts de son réseau (repositionnement des conteneurs, frais d’affrètement…) ont renchéri de 50 M€ pour s’établir à près de 392 M$.
Le numéro cinq mondial de la ligne régulière va jusqu’à dire qu’au regard du prix à payer aujourd’hui pour naviguer, un retour des taux de fret au niveau de 2019 ne serait pas tenable très longtemps.
Sursaut éphémère
Ils n’en sont pourtant pas loin même s’il y a eu quelques frémissements de reprise avec un sursaut inattendu en avril mais éphémère, et en mai, une échappée à la hausse sur le transpacifique, celle-ci portée, fait notable et encourageant pour les compagnies de ligne, par des volumes en hausse bien que toujours inférieurs de 20 % à ceux de la même période de l'année dernière.
Selon des données récemment publiées par le Japan Maritime Centre, les volumes sortants des ports asiatiques ont dépassé, pour la première fois depuis octobre 2022, les 1,5 MEVP.
Néanmoins, l'indice du fret conteneurisé de Shanghai (SCFI), qui suit la moyenne des prix spot au départ du premier port mondial vers une vingtaine de destinations, a atteint son niveau le plus bas au début du deuxième trimestre après avoir dangereusement basculé sous les 1 000 $/EVP.
Moyen-Orient et Amérique du Sud, en grands gagnants
Selon le Bimco, une des plus représentatives associations d'exploitants de navires au niveau mondial (60 % du tonnage mondial), les échanges vers le Moyen-Orient et l'Amérique du Sud ont été jusqu'à présent les grands gagnants, seules régions où les deux indices de référence du secteur, SCFI et le CCFI, sont actuellement plus élevés qu'en début d'année.
Les taux de fret vers l'Amérique du Nord ont également augmenté, principalement vers la côte ouest des États-Unis, mais restent inférieurs à ceux du début de l'année. Ailleurs, ils sont stables ou toujours tirés vers le bas.
L'augmentation générale des taux (GRI) a notamment permis aux prix de se ressaisir sur le marché transpacifique à en croire le Freightos Baltic Daily Index (FBX) qui fixe à 1 441 $ le conteneur spot entre la Chine et la côte ouest-américaine, soit une hausse de 11 % par rapport à la dernière GRI. Il s’est établi à 2 448 $ par EVP vers la côté Est, également en hausse de 6 %.
Des deltas importants entre le spot et le contractuel
La société Xeneta, dont l’indice agrège les taux de fret moyen à long terme et au comptant, fait part d'un prix contractuel fixé à 2 025 $ sur le trade transpacifique (côte Ouest).
Comme attendu, il est en repli (de 52 %) par rapport à la fin du mois d'avril, qui a marqué l’entrée en vigueur des nouveaux contrats annuels. Mais les taux de fret moyens pour les contrats négociés sur plus de trois mois restent néanmoins en hausse de 32 % par rapport à la même période en 2019. Il y a encore 571 $ par EVP qui sépare le spot du long terme.
En dépit d’une demande de transport qui s’est effilochée, les transporteurs seraient donc encore en mesure de soutenir leurs prix, surtout pour ceux qui placent une grande part de leurs capacités sous contrat.
La tendance est la même vers la côte Est. En raison du renouvellement des contrats, les taux moyens contractuels ont chuté de 52 %, à 3 235 $ par conteneur de 40 pieds par rapport à la fin du mois d'avril.
Les données de Xeneta indiquent néanmoins que les taux de fret moyens restent en moyenne supérieurs de 28 % aux niveaux prépandémiques tandis que l’écart entre les deux catégories de tarifs frôle les 800 $ (conteneur de 40 pieds).
Un entrain de bon aloi ?
Rolf Habben Jansen, qui a annoncé à l’occasion de la présentation de ses résultats le maintien des bénéfices en dépit des revers de son marché, est aussi le premier à ce stade de l’année à manifester de l’allant.
Il se base sur un mois d’avril « qui a été plus ou moins le même que l'année dernière » et anticipe sur la haute saison qui approche, période où traditionnellement les commandes se préparent, les expéditions se planifient et les taux de fret se raffermissent.
Le dirigeant a toujours soutenu qu’une fois les sur-stocks à plat, il y aurait nécessité de réachalander. D’où sa thèse d’une reprise forte qui pourrait même déclasser 2022 avec en amont, pendant l'été, un possible soutien aux taux spot. Il s’est rarement trompé dans ses projections, est-on tenté d’ajouter.
La reprise des volumes pourrait toutefois être contrariée sur le trade transpacifique par les arrêts de travail sporadiques en cours dans plusieurs ports ouest-américains en raison de l’impasse des négociations entre l'International Longshore and Warehouse Union (ILWU), qui représente les 22 000 dockers dans les ports de la côte ouest-américaine, et la Pacific Maritime Association (PMA), dont sont membres 70 transporteurs opérant aux États-Unis. La grève est de surcroît en train de contaminer, gagnant les ports canadiens de Prince Rupert et Vancouver.
Retour des volumes en 2024
Dans ses perspectives (Container Shipping Market Overview&Outlook), le Bimco prévoit que les volumes mondiaux de conteneurs augmenteront de 0,5 à 1,5 % en 2023 et de 5,5 à 6,5 % en 2024. Les volumes devraient sans surprise se replier au premier semestre 2023 mais se reprendre dès le second semestre et terminer l'année 2024 sur une augmentation d'environ 7 % par rapport à 2022, projette l'association d'armateurs.
Le FMI prévoit une croissance moyenne du PIB de 3 % au cours de la période 2023-2024 mais les conditions mondiales pour l'industrie manufacturière restent difficiles. Le PMI manufacturier mondial reste inférieur à 50, seuil séparant la croissance et de la contraction. L'indice des directeurs d'achat n'a atteint le seuil fatidique de 50 qu'une seule fois depuis septembre 2022. La Chine a enregistré en mai son deuxième mois consécutif de contraction.
Des stocks bien plus élevés que les ventes
Bien que les volumes d'importation en Amérique du Nord aient chuté de 21 % au premier trimestre 2023, sur un an, le ratio stocks/ventes pour tous les secteurs d'activité est remonté vers les niveaux d'avant la crise, ce qui indique que les stocks ont augmenté plus rapidement que les ventes.
Il en va de même pour les importations européennes. Jusqu'à présent, les volumes du premier trimestre ont tellement chuté (par rapport à la même période de 2022) que tout est en deçà de 2019.
« Malgré tout, les volumes transportés vers l'Asie du Sud et de l'Ouest, l'Amérique latine et l'Afrique incitent à un certain optimisme car ils étaient 6,9 % plus élevés au premier trimestre 2023 qu’en 2019 et de 4,3 % supérieur à 2022 », indique l’association. Mais ces trois régions ne représentent que 23 % du total mondial.
« La reprise de l’Asie de l'Est et du Sud-Est, Europe/Méditerranée et de l’Amérique du Nord reste donc essentielle pour que les volumes renouent avec la croissance au second semestre », conviennent les exploitants de navires.
Bombe à retardement
Le carnet de commandes impressionnant de porte-conteneurs (4,9 MEVP doivent être livrés entre 2023 et 2024) reste une bombe à retardement pour l’économie du secteur d’autant que les phénomènes de congestion, qui avaient immobilisé jusqu'à 14 % de la flotte au cours de la période 2021-2022, sont maintenant dissipés.
Au total, l'offre pourrait augmenter de 7,3 % puis de 8 % pour 2023 et 2024 respectivement selon le Bimco. Les analystes comptent désormais sur le ralentissement de vitesse, stimulé par ailleurs par la mise en conformité aux nouvelles normes environnementales sur l’intensité carbone des navires (EEXI et CII), pour absorber les surplus.
Mise au pas
Depuis le début de l'année, la vitesse moyenne de navigation de tous les navires a diminué de 0,6 nœud (sur un an), les plus grands navires ayant ralenti de 1 nœud. L'alliance 2M a d'ores et déjà annoncé une nouvelle limitation de navigation sur ses lignes Asie-Europe alors que neuf navires doivent rejoindre ses huit services.
Curieusement, bien que le marché nécessiterait une gestion de la capacité plus radicale, les opérateurs de lignes se sont non seulement abstenus de restituer des navires affrétés mais ont au contraire continué à en louer, apportant un soutien inespéré aux tarifs d'affrètement.
« S’ils continuent de contrôler la majeure partie de l'offre excédentaire, ils devront procéder à des mesures structurelles pour soutenir les taux de fret, convient le Bimco. La mise au ralenti peut se faire de manière structurelle en ajustant les services ou de manière ad hoc en continuant à supprimer des départs de manière agressive ».
Outre l’ajustement des capacités pour aligner l’offre à la demande, les transporteurs disposent d’un autre allié pour contribuer à relever les tarifs et rendre légitime une nouvelle hausse des prix : la réglementation sur la décarbonation qu imposera le recours à des carburants certes moins « sales » mais nettement plus coûteux à l’amorçage.
Adeline Descamps
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