Une exemption en forme d’exception. Depuis 2009, en Europe, les compagnies maritimes bénéficient d’une dérogation par catégorie, dite « block exemption » (Consortia Block Exemption Regulation, CBER) permettant aux transporteurs maritimes de se soustraire aux règles de concurrence classiques qui prévalent au sein de l’Union européenne.
Concrètement, les compagnies maritimes, réunies en alliances ou consortiums dont la part de marché est inférieure à 30 % sur un corridor maritime, peuvent coopérer sur le plan opérationnel (partage de capacités, coordination des itinéraires et des horaires...), en excluant l’entente tarifaire et la manipulation des capacités mises sur le marché.
Cette prérogative est octroyée en vertu du postulat selon lequel elle profiterait aux usagers du transport en se traduisant par une baisse des prix et une meilleure qualité de service. Cette préséance est régulièrement dénoncée par des associations européennes de chargeurs, de transitaires et autres prestataires de la supply chain.
Elle a en outre déclenché plusieurs rapports, les plus sévères émanant de l’International Transport Forum (ITF) de l’OCDE qui n’a eu de cesse, depuis 2002, de mettre en exergue ses déviances. La plus récente, sur les performances du transport maritime, suggérait que les autorités avaient facilité la hausse des taux de fret pendant la pandémie en créant un cadre juridique favorable aux alliances et aux consortiums.
Économies limitées
Alors que cette disposition a été renouvelée à plusieurs reprises, l'UE, sous la pression de plusieurs associations, a fini par lancer un audit en 2022 en vue d’une prorogation ou non en 2024. Elle devait, dans ce temps d’évaluation, entendre toutes les parties prenantes, y compris, les transporteurs certes mais aussi les chargeurs et les transitaires, les ports et les exploitants de terminaux…
La Commission européenne vient d’annoncer qu’elle ne prorogera donc pas le cadre juridique au-delà du 25 avril 2024, date de l’expiration de l’actuel accord.
« Aujourd'hui, la Commission a publié son document de travail des services de la Commission qui résume les résultats de son évaluation. Dans l'ensemble, les éléments recueillis auprès des parties prenantes indiquent que l'efficacité et l'efficience du CBER ont été faibles ou limitées tout au long de la période 2020-2023 », indique la Commission européenne, estimant que le dispositif n'apporte aux transporteurs que des « économies limitées sur les coûts de mise en conformité et joue un rôle secondaire dans la décision des transporteurs de coopérer ».
Ses évaluations ont permis en outre de relever que cette organisation ne permettait plus aux plus petites entreprises de coopérer entre elles et d'offrir des services alternatifs en concurrence avec les grandes entreprises.
La vice-présidente de la Commission européenne en charge de la concurrence, Margrethe Vestager avait rouvert le dossier à l’été 2022.
La pandémie fatale
Avec ou sans lien avec le lancement de la procédure, les grandes organisations professionnelles des places portuaires européennes* avaient adressé, peu de temps avant, un courrier à la commissaire européenne dans lequel elles pointaient un certain nombre de dysfonctionnements.
« Les opérateurs européens ont subi d'énormes perturbations dans le transport de marchandises par conteneurs depuis le dernier renouvellement du règlement sur les alliances maritimes en avril 2020. La capacité des transporteurs maritimes de conteneurs à gérer collectivement les impacts, tout en générant des bénéfices totalisant plus de 186 Md$ en 2021, au détriment du reste de la chaîne d'approvisionnement, démontrent que quelque chose ne va pas », écrivaient-ils.
Libre-entreprise avant tout
En dépit de toutes ces agitations, l’UE a toujours opposé une fin de non-recevoir à toute plainte en y opposant le principe de la libre entreprise et en justifiant les prix élevés du transport maritime par le « jeu » de l’offre et de la demande.
L'expiration du CBER, qui fait basculer les compagnies maritimes dans le régime commun des règles antitrust, ne signifie pas pour autant que la coopération entre les compagnies maritimes devient illégale.
« Au contraire, rétorque la Commission dans son jargon administratif. Les transporteurs opérant à destination ou en provenance de l'UE évalueront la compatibilité de leurs accords de coopération avec les règles antitrust de l'UE sur la base des orientations détaillées fournies dans le règlement horizontal d'exemption par catégorie et le règlement de spécialisation d'exemption par catégorie ».
En clair, la Commission n'a pas changé d'avis sur le postulat de départ, à savoir que les consortiums « peuvent être un moyen efficace de fournir et d'améliorer les services de transport maritime de ligne, qui profite également aux clients ».
Toutefois, compte tenu de l'évolution du marché, elle estime que le cadre juridique n'est plus adapté, ce que l'ITF-OCDE soutient depuis longtemps.
« Ce qui est positif, c'est que la Commission européenne reconnaît que le CBER n'est plus adapté, ce que nous disons depuis longtemps. Ce qui est paradoxal, c'est que le CBER a permis au transport maritime de ligne de devenir un oligopole très concentré et maintenant qu'il est très concentré, la Commission européenne se débarrasse de l'influence qu'elle aurait pu avoir – avec une révision potentielle du CBER –, pour améliorer les conditions de concurrence dans le transport maritime de ligne », réagit Olaf Merk.
Dans le viseur des autorités antitrust
L'organisation en alliances maritimes est dans le viseur des autorités antitrust de plusieurs pays, notamment de la très active FMC (Federal maritime Commission aux États-Unis, de la redoutable Korean fair trade Commission en Corée du Sud et du ferme mais policé ministère des Transports en Chine. Les armateurs de porte-conteneurs ont été audités à plusieurs reprises à ce sujet.
Les autorités antitrust des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande ont par ailleurs annoncé, en février 2022, une coopération pour être plus « efficaces » contre les pratiques anticoncurrentielles dans le transport maritime de conteneurs.
Jusqu’à présent, toutes les enquêtes menées sur d’éventuelles collusions commerciales dans la ligne régulière n’ont rien démontré. Une enquête de deux ans, menée par le ministère américain de la Justice, s'est clôturée en février 2019 sans accusations ni sanctions.
Adeline Descamps
*Clecat (Association européenne des services d'expédition, de transport, de logistique et de douane), Feport (Fédération européenne des sociétés et terminaux portuaires privés), ESC (European Shippers' Council), EBU (European Barge Union), GSF (Global Shippers' Forum), ETA (European Tugowners Association), UIRR (Union pour le transport combiné rail-route), FIATA (Fédération internationale des associations de transitaires et assimilés), IAM (Association internationale des déménageurs), Alliance mondiale FIDI
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Une exception européenne
Les alliances sont une pièce essentielle du transport maritime par conteneurs, car elles permettent une meilleure exploitation des navires et un service plus étendu grâce à la coopération entre ses membres à l'échelle mondiale, soutiennent les transporteurs maritimes de conteneurs.
Par ces accords de coopération, ils s'engagent à partager des navires, ce qui signifie concrètement qu'ils ont accès à la flotte d'autres transporteurs et qu'ils acceptent également d'embarquer des conteneurs pour le compte des autres.
Les trois principales alliances, qui fédèrent neuf des dix plus grands transporteurs mondiaux, – 2M [MSC, Maersk] ; Ocean Alliance [CMA CGM, Cosco/OOCL, Evergreen] ; THE Alliance [Hapag-Lloyd, ONE, HMM et Yang Ming] –, dominent à 82 %, par la capacité déployée sur les échanges Est-Ouest entre l'Asie, l'Europe et l'Amérique du Nord contre 30 % entre 1996 et 2011.
Cette exemption aux règles de la concurrence permet la conclusion d’accords opérationnels, en excluant l’entente tarifaire et la manipulation des capacités mises sur le marché. Elles ont pris le relais des conférences maritimes (véritables ententes stratégiques et tarifaires), interdites par l’UE en 2008 après avoir été soutenues pour leurs vertus de stabilisation du marché. Le texte du CBER actuellement en vigueur est celui du 28 septembre 2009. Il a été renouvelé plusieurs fois depuis.
Des ruptures
MSC et Maersk, les deux leaders mondiaux, ont créé la surprise en annonçant le 25 janvier que l’alliance maritime 2M, scellée par un accord en 2015, sera dissoute à compter de janvier 2025. Étant donné qu'elles contrôlent ensemble environ un tiers de la capacité mondiale de transport de conteneurs et qu'elles disposent chacune de plus de 4 MEVP, même si elles n'abandonnent pas toute leur capacité dans l'alliance, cette décision radicale n'est pas neutre sur le marché, en dehors de la concurrence accrue entre les deux futurs ex-partenaires.
L'alliance Ocean (330 navires, dont 111 sont exploités par CMA CGM, capacité de 3,8 MEVP), dont les membres sont liés par des accords de partage depuis 2017, court jusqu'en 2027 après avoir étendu à dix ans leur coopération en 2019.
Celle de THE Alliance (260 navires, 82 ports couverts, 31 services, 3,3 MEVP) avait été initialement fixée à cinq ans à partir de 2017. En 2020, HMM a rejoint le consortium. À cette occasion, le groupement a augmenté sa capacité totale de 519 000 EVP et sa part de marché mondiale est ainsi passée de 25 à 30 %.
A.D.