Un an après le premier paraphe et à quelques jours de son troisième renouvellement, l’accord sur les céréales, signé entre les belligérants sous l’égide de l’ONU au nom de la sécurité alimentaire des pays en voie de développement, est de nouveau sur la brèche.
Par la voix de son ministre des Affaires étrangères, la Russie a fait savoir qu’elle ne « voyait aucune raison de renouveler l'accord sur les céréales », reprenant le même argumentaire-menace déployé à chaque reconduite du fragile protocole qui permet, depuis fin juillet 2022, l'acheminement depuis les trois ports ukrainiens Chornomorsk, Odesa et Pivdennyi (Yuzhny) de céréales, denrées alimentaires et engrais en dépit du blocus maritime imposé en mer Noire par la Russie.
Un accord qui sert les « pays bien nourris »
Le 17 juillet, le contrat en cours, renouvelé à la mi-mai pour deux mois, arrivera à échéance.
Dans les négociations entre échéances, le Kremlin fait inlassablement valoir les mêmes revendications, jugeant depuis le début l’accord inéquitable et loin des intérêts qu’il est censé servir : à savoir l’exportation vers les pays qui dépendent des blés de la mer Noire pour l’alimentation de base, en Afrique, en Asie et en Amérique latine.
Or, selon les dirigeants russes, il aurait plutôt tendance à profiter à « des pays bien nourris ». Dans son communiqué, le ministère des Affaires étrangères indique que les cinq pays les plus pauvres – l'Éthiopie, le Yémen, l'Afghanistan, le Soudan et la Somalie –, n'ont reçu que 2,6 % des céréales expédiées.
D’après le Centre de coordination conjoint (CCM), ladite « Initiative de la mer Noire » a permis l'exportation de plus de 30 Mt de céréales depuis son lancement. Près de 600 000 t ont été expédiées par des navires affrétés par le Programme alimentaire mondial (PAM) pour soutenir son action humanitaire en Afghanistan, en Éthiopie, au Kenya, en Somalie et au Yémen.
13 Mt aux pays développés
Force est de constater que les données donnent raison à la Russie. Sur les 30 Mt exportées en un an, 17 Mt ont été destinées aux pays en développement et 13 Mt aux pays développés. Ils ont concerné à plus de 50 % du maïs et à 27,6 % du blé, le reste étant de la farine et de l’huile de tournesol, de l’orge, et des graines de soja et de colza.
Selon la Banque mondiale, la part exportée (en volume) vers les revenus élevés s’est élevée à 44,5 % et à 36,06 % vers les revenus moyens supérieurs tandis les revenus moyens inférieurs ont absorbé près de 17 % du total.
Inquiétude des pays riverains
Ces chiffres traduisent sur un plan arithmétique les inquiétudes des pays européens voisins.
Exonérées des droits de douane aux frontières de l'UE, les céréales ukrainiennes, moins chères, ont inondé les marchés riverains, soutiennent les représentants de la Pologne, de la Hongrie, de la Slovaquie, de la Bulgarie et de la Roumanie, qui ont interdit (sauf la Roumanie) les entrées de céréales ukrainiennes pour protéger leur marché intérieur.
Ils se sont trouvés de facto en infraction avec les règles qui régissent le libre-échange au sein de l'UE, où les décisions en matière de politique commerciale ne peuvent pas être prises unilatéralement.
Pour apaiser les tensions entre ses membres, Bruxelles s'est engagé à indemniser les agriculteurs locaux des cinq pays les plus touchés en leur accordant une enveloppe de 100 M€.
Revendications non satisfaites
La Russie affirme n'avoir vu aucun progrès dans la mise en œuvre des demandes qu'elle a formulées.
Au rang des tout premiers pays producteurs d’engrais, elle demande la levée de certaines sanctions internationales qui bloquent son commerce extérieur en restreignant les transactions financières (le pays a été exclu du système de paiement international Swift dès les premiers trains de sanctions, en juin 2022).
Grand exportateur d'ammoniac
Les autorités russes demandent notamment la reconnexion de sa banque agricole d'État Rosselkhozbank à Swift.
L'UE a proposé d'autoriser Moscou à créer une filiale exclusivement dédiée aux exportations de céréales. Mais la Russie a rejeté ce plan, estimant que seule une réintégration dans le système de paiement international était une proposition acceptable.
Grand exportateur d'ammoniac avec 20 % du commerce maritime mondial, le Kremlin fait en outre pression pour que ses livraisons puissent reprendre par le pipeline allant de Togliati en Russie au port de Pivdennyi.
Si cette concession était accordée, il faudrait que Moscou accepte tout ou partie des revendications de l'Ukraine, à savoir intégrer plus de ports et plus de produits dans l'accord.
Inspections contestées
Les inspections des navires autorisés à transiter, à l'arrivée et au départ, sont un autre point de friction. Dans la pratique, les suspicions pèsent sur les fonctionnaires russes accusés de faire de l’obstruction pour de ralentir les procédures.
Les exportations ont chuté de près de 30 % en mai, pour atteindre une moyenne de 2,9 inspections terminées par jour.
Le Danube en plan B
Peu confiante, l'Ukraine se prépare à devoir acheminer une plus grande partie de la prochaine récolte par ses ports intérieurs du Danube – Izmail, Reni et Ust-Danube –, à l'abri des bombardements. L'été dernier, ils ont constitué la seule voie d'exportation par voie d'eau de l'Ukraine.
La Russie pourrait exporter au moins 55 Mt de céréales au cours de la saison de commercialisation 2023/24, soit un peu moins que les 57 Mt de la saison 2022/23 qui s’est achevée fin juin, selon l'Union des céréales de Russie.
Une récolte de 130 Mt
Arkady Zlochevsky, son responsable, estime la récolte 2023 à pas moins de 130 Mt, contre 157,7 Mt en 2022,
Selon le service statistique de l'État russe Rosstat, les stocks de céréales en mai 2023 étaient supérieurs de 61,5 % à l'année dernière et ceux de blé, supérieurs de 69,4 %.
Au cours de la campagne de commercialisation qui vient de s'achever, l'Égypte, (11,92 Mt), la Turquie (10,25) et l'Algérie – pour la première fois dans le trio de tête avec 3,3 Mt –, se sont imposés parmi les premiers clients de la Russie.
Adeline Descamps