« Les débats sur le débat » (budgétaire) arrivent à leur terme. La France n'a jamais été aussi proche d'avoir un budget pour l'année 2025, au prix du recours à l'article 49.3 comme annoncé par le Premier ministre dans un entretien à La Tribune du Dimanche du 2 février (« Un pays comme le nôtre ne peut pas rester sans budget. Le seul moyen, c’est d’engager la responsabilité du gouvernement »). Et ce, par deux fois, l’une pour faire adopter le texte du projet de loi de finances (PLF) issu de la commission mixte paritaire, et l’autre pour faire passer la première partie du budget de la Sécurité sociale (PLFSS 2025), examinée en nouvelle lecture. C'est ce fameux texte qui est à l’origine de la chute du gouvernement Barnier (grâce aux voix des députés de gauche et d’extrême droite) après avoir été rejeté en première lecture lors de son l’examen en commission des affaires sociales.
Le projet issu de l’accord du 31 janvier de la commission mixte paritaire (CMP), composée à parité égale de représentants de l’Assemblée et du Sénat (sept membres chacun), a été publié ce 3 janvier, quelques heures à peine avant d’être soumis à l’hémicycle du palais Bourbon.
Comme attendu, La France insoumise a dégainé deux motions de censure le 3 février à 18h15, déposées par Mathilde Panot et 91 de ses collègues alors que le groupe parlementaire en compte 71. Comme l’ordonne le « règlement intérieur », la première devrait être débattue et soumise au vote le mercredi 5 janvier. Mais faute d’être suivie par les socialistes, qui ont décidé en bureau national d’écarter la censure, les deux recours sont sans grands risques arithmétiques pour la survie du gouvernement Bayrou quand bien même le RN décidait de la censure. Le parti d’extrême droite, qui prendra sa décision mercredi matin, a de plus indiqué ne pas vouloir aggraver « l’instabilité » en France. Le rejet de la motion entraînerait l’adoption du budget 2025 à l’Assemblée nationale, avant une adoption définitive au Sénat qui devrait passer comme une lettre à la poste.
Combien ça coûte au transport maritime ?
Quelle est le coût de la facture finale de cette sortie de crise politique et budgétaire ? Comme coûtent les tractations et compromis au chausse-pied ? Le gouvernement espère toujours ramener le déficit public à 5,4 % du PIB en 2025 grâce à un effort budgétaire de 50 Md€ (objectif validé par la CMP) grâce à la réduction des dépenses de 30 Md€ et des recettes de 20 Md€. Un budget bâti sur des estimations « plutôt optimistes de croissance » [projet du gouvernement est établi sur une croissance de 0,9 % et une inflation à 1,5 %, NDLR], a averti de son côté le Haut conseil des finances publiques, avec « peu de marges de sécurité » face aux aléas.
Bien que les « grands patrons » se fassent subitement entendre – la semaine dernière, ils ont mené la fronde dans les médias contre la hausse de l’impôt sur les sociétés, la surtaxe fiscale et l’obésité normative –, les grandes entreprises, qui doivent être mises à « contribution exceptionnelle », s’en sortent mieux avec cette seconde mouture. Leur écot a été ramené à un an et doit rapporter 7,84 Md€ sur l'exercice 2025 alors que le Sénat avait adopté les deux années, ce qui avait subitement fait sortir du bois le PDG de LVMH, Bernard Arnault.
Surtaxe ramenée à un an
La (sur)taxe exceptionnelle de CMA CGM est aussi concernée par ce coup de rabot dans l’autre sens.
L'article 12 lié à l’instauration d’une « contribution exceptionnelle sur le résultat d’exploitation des grandes entreprises du transport maritime de plus d'un milliard d’euros de chiffre d'affaires », qui devait rapporter dans les caisses de l'État 500 M€ l'an prochain et 300 M€ en 2026, était acquis sur le principe mais faisait débat au sein des deux assemblées sur les taux applicables et sa durée.
Les députés avaient décidé de la pérenniser au taux de 5,5 % au-delà des deux seuls exercices budgétaires. Alors que son entreprise était de plus en plus stigmatisée, Rodolphe Saadé, le PDG de CMA CGM, avait fini par sortir de sa placidité pour donner quelques limites à son consentement.
Non seulement, la surtaxe a été ramenée à un an mais elle s'appliquera sur la part du résultat d'exploitation correspondant aux activités maritimes à hauteur de 12 % contre 9 % au titre de l'exercice 2024 et 5,5 % pour 2025 dans le précédent projet. La perte de recettes résultant sera compensée par la création d’une taxe additionnelle à l’accise sur les tabacs.
L’autre point concerne la controversée taxe au tonnage, le régime dérogatoire fiscal dont bénéficie le secteur depuis 2004 en France que le groupe parlementaire LFI-NPF qualifie d'« avantage fiscal injustifié, inutile et coûteux ». La possibilité qu'ont les armateurs d'être imposés en fonction du tonnage de la flotte et non des bénéfices réels passait toujours mal après des heures de débat et de lobbying en fin d’année dernière bien qu'il soit en vigueur dans 22 des 27 pays de l’UE et appliqué par 86 % de la flotte mondiale (selon les données d'Armateurs de France).
Les députés les plus radicaux, à gauche, plaidaient pour faire entrer les compagnies maritimes dans le droit commun, balayant d'un revers de main les arguments qui ont présidé à sa mise en œuvre : l'exil fiscal vers des pavillons étrangers mieux-disants. Pourtant, la flotte du Registre international français (Rif), un des six régimes d’immatriculation du pavillon français, compte aujourd'hui 421, contre moins de 200 en 2014, à en croire le guichet unique du Rif.
Les députés avaient adopté un amendement du député socialiste de l’Eure (et vice-président de la Commission des Finances) Philippe Brun, qui voulait maintenir la fiscalité dite avantageuse pour les « petits armateurs » et à plafonner le bénéfice de cette niche à 500 M€ pour la plus grande. Pour rappel, de 2010 à 2020, l’impact budgétaire de cette taxe a été en moyenne de 46,36 M€ pour l’ensemble des 57 armateurs français concernés, selon les données d’Armateurs de France (AdF) et du Cluster maritime français (CMF). Selon la cour des comptes, cette « troisième des 476 niches fiscales françaises » aurait représenté un manque à gagner de 5,6 Md€ pour les comptes publics en 2023 et 3,8 Md€ en 2022. Mais cette explosion du prix à payer pour les finances de l'État est essentiellement liée à la flambée des taux de fret qui ont rempli les seules caisses de CMA CGM. Or, grâce au régime fiscal particulier et en dépit de ses superprofits, le taux d'imposition du seul géant français n'a été que de 1 % en 2022 et de 2 % en 2023, d'après les calculs avancés.
De leur côté, les sénateurs avaient voté contre la suppression de la taxe au tonnage, rejetant toute modification du régime. Aussi, trois amendements visant à prolonger de trois ans le dispositif de suramortissement vert avaient été adoptés. C'est ce principe qui devrait prévaloir.
Exonérations des charges
François Bayrou pourrait recourir à nouveau cette semaine au 49.3 sur d’autres pans du budget de la Sécurité sociale pour compter ensuite sur une adoption de sa copie au Sénat autour des 17 et 18 février. Mais d'ores et déjà la première partie ayant été votée au forceps ce 3 février, les mesures concernant le transport maritime sont donc actées en l’état de leur dernière adoption. Elles sont ramassées dans l’article 7 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) et porte sur un des éléments du trépied fiscal que les armateurs étaient parvenus à inscrire dans le marbre de la loi sur l’Économie bleue du député Arnaud Leroy en 2006 : le net wage.
Au titre du Rif, les navires de commerce au long cours ou au cabotage international peuvent disposer d’un taux de contributions patronales liées à la part Enim (régime social des marins) réduit (11,6 % au lieu de 35,6 %). Ce dispositif avait été introduit pour « rétablir les conditions de la concurrence avec les marins italiens et danois bénéficiant de dispositifs de net wage plus avantageux ». Au 31 décembre 2023, 4 216 marins de nationalité française étaient embarqués sur les navires enregistrés au Rif. Parmi eux, 3 806 étaient affiliés à l’Enim. Ainsi, depuis 2017, après l’entrée en vigueur de la loi Leroy, il y a eu 1 264 gens de mer français de plus à bord des navires hissant le drapeau tricolore.
Le député du Finistère Le Gac, à l’initiative d’une loi pour lutter contre le dumping social en Manche, avait plaidé en commission des Affaires sociales en faveur du maintien du mécanisme pour tous les navires ou à défaut pour au moins tous les navires de service, sans distinction. Mais les arbitrages retenus au gré des différentes tractations ont abouti au maitien des exonérations pour les seuls navires de services opérant dans la maintenance des champs éoliens (188 navires en décembre 2023, majoritairement sous pavillon français, 8 300 emplois) et les câbliers, filière dans laquelle la France représente 46 % du tonnage mondial en exploitation.
Étant donné qu’il faut 60 à 80 marins sur une unité câblière, la suppression des exonérations de charges patronales est tout sauf neutre. Le député l’estime entre 500 à 700 € par jour et par navire. Quant au coût pour l’État des exonérations de charges pour les navires de support à l’éolien offshore, il serait « de l’ordre de 1 à 2 M€ maximum », selon AdF. Au delà, ces navires pourraient faire partie de ladite flotte stratégique (sous ce vocable se rangent des navires dits essentiels), un des enjeux de souveraineté nationale. C’est donc cette exclusivité qui devrait être retenue.
Depuis la dissolution de l'Assemblée nationale, les organisations professionnelles, Armateurs de France (AdF) et le Cluster maritime français (CMF) ont ratissé large pour faire de la pédagogie sur les effets induits par la remise en cause de l'assise fiscale obtenue de haute lutte ces dernières années. Soumis à une forte compétition internationale, la moindre fragilisation du petit tissu d'armateurs français est un risque. Il n'est pas certain qu'elles fassent une déclaration publique sur l'ensemble des avancées et reculades.
Tout n'est pas fini
François Bayrou a peut-être gravi un des sept sommets dits essentiels. Mais tout n’est pas soldé. La Cour des comptes rendra le 19 février ses conclusions sur l’état des régimes de retraite commandé par François Bayrou alors que la loi sur leur réforme votée en 2023 met toujours les dockers en grève (une dizaine de jours encore en février).
Les multinationales n’en ont pas non plus fini avec la chasse aux plus riches. Les États membres de l’ONU ont lancé en ce début de semaine les discussions visant une taxation fiscale plus juste. Quelques jours après le retrait des Etats-Unis, par Donald Trump, de l’accord de l’OCDE sur la taxation minimale de 15 % sur les bénéfices des grandes majors. Cet accord signé le 5 juin 2021 avait déjà mis l'industrie du transport maritime en alerte : son application aurait sapé les fondements de son cadre fiscal actuel. Le secteur y avait échappé de justesse.
Adeline Descamps
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