Washington a annoncé le vendredi 23 août une nouvelle salve de sanctions visant 400 sociétés, entités et individus, en Russie, au Bélarus, et en Chine entre autres. Parmi elles, une soixantaine d'entreprises technologiques de la défense, dont « les produits et services permettent à la Russie de soutenir son effort de guerre en Ukraine », a indiqué le département du Trésor américain. Une quinzaine d'entreprises chinoises supplémentaires se voient ainsi mises à l'index pour avoir fourni des composants à l'industrie russe. Les secteurs de l’automatisation, de la robotique, de la surveillance en ligne, de l'internet des objets et de l'intelligence artificielle se trouvent cette fois concernées. Washington cherche aussi à limiter encore davantage l'accès russe aux minéraux stratégiques et au secteur minier, en particulier pour le fer, l'acier et le charbon.
« Les décisions d'aujourd'hui visent les personnes et entités impliquées dans le contournement des sanctions, notamment en Chine, ainsi que ceux qui soutiennent la production et les exportations à venir d'énergie depuis la Russie », s'est expliqué le secrétaire d’État américain Antony Blinken.
Son ministère a tout particulièrement dans le collimateur le grand complexe gazier Arctic LNG 2, dont l'objectif annoncé est de produire 19,8 Mt par an, et celui projeté en Yakoutie, à l'extrême est de la Russie, dont la production attendue est proche des 18 Mt par an. Porté par le géant russe du gaz Novatek dans la péninsule de Gydan, Arctic LNG 2 n’en est pas à sa première mise au ban.
L'Union européenne plus fuyante sur les projets gaziers
L’UE27 est moins proactive – du moins plus ambigue –, à l’endroit du GNL russe et de ses expressions. Le gaz importé a été jusqu'à présent totalement épargné par les 14 paquets de sanctions émis depuis février 2022. Si son sort a été évoqué à plusieurs reprises, il n'a jamais sérieusement été envisagé de le pénaliser, étant beaucoup moins substituable que le pétrole.
En mai, quand l'Union européenne a entamé les discussions sur une série de nouvelles sanctions, il ne s'agissait toujours pas d'interdire ou de restreindre ses importations mais de proscrire les opérations de transbordement de navire à navire du gaz russe effectuées dans des ports de l'Union européenne en vue de son transfert vers des pays tiers. En juin, les 27 États membres de l'UE ont validé cette mesure dans le cadre d'un nouveau train de sanctions. Selon le document, il s’agit « d’entraver la logistique des exportations de gaz russe en provenance de l'Arctique, qui nécessite l'utilisation de méthaniers brise-glace pendant les mois d'hiver. Ces navires livrent le GNL dans les ports européens qui est ensuite acheminé par des méthaniers classiques vers le marché asiatique, en particulier la Chine ».
En dépit des âpres tractations entre pays membres, les importations de gaz russe ont encore été considérées comme trop essentielles par certains pays pour en venir à des mesures absolues comme celles touchant le pétrole de l’Oural.
Les volumes de gaz liquéfié depuis la Russie vers l'Europe ont baissé de 10 % sur l'année 2023 pour atteindre 14,4 Mt, représentant une part de 11,5 % des importations européennes total, selon le dernier rapport du groupe international des importateurs de gaz liquéfié (GIIGNL).
L'an dernier, la Russie s'est encore établie parmi les quatre premiers exportateurs mondiaux de gaz liquéfié, derrière le Qatar, l'Australie et les États-Unis. Le continent américain s'est hissé au premier rang des fournisseurs mondiaux, avec une part de marché mondial de 21 % pour un volume de 84,5 Mt (sur un marché de 401 Mt). Le fait sert la rhétorique du Kremlin qui affirme que les sanctions visent à servir les ambitions énergétiques américaines.
Fournisseur clé de l'Europe, le continent nord-américain est aussi resté en 2023 le premier partenaire de la France avec une part de marché de 46 % (45 % déjà en 2022), devant la Russie dont la part du GNL importé a été ramenée à 16 %.
3 Mt extraits à Yamal
Sur les 15 Mt de GNL russe importés en Europe en 2022 et les 14,4 Mt en 2023, un peu plus de 3 Mt ont été extraits par Yamal LNG, le premier des complexes de Novatek (capacité de 17,44 Mt par an), qui exploite depuis 2017 les ressources de gaz du champ South Tambey sur la péninsule de Yamal au nord-ouest de la Sibérie.
Selon le Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA), la Belgique (Zeebrugge), la France (Montoir-de-Bretagne), les Pays-Bas (Rotterdam) et l'Espagne (Bilbao) sont actuellement les principaux points de livraison de GNL en provenance de Yamal.
Outre Yamal LNG, la Russie exploite trois autres complexes de GNL : Portovaya (1,5 Mt/an) et Vysotsk (0,66 Mt/an) côté Atlantique et Sakhaline (10,8 Mt/an) dans le bassin pacifique.
Des projets très capitalistiques
Si Bruxelles envisage de mettre à l'index tout nouvel investissement européen dans des projets de GNL en Russie, ce sont les sanctions internationales qui ont d'abord contraint les partenaires européens de ces projets très capitalistiques à sortir de leurs tours de tables financiers.
BP avec Rosneft. Shell avec Gazprom. Equinor avec Rosneft. TotalÉnergies ou Technip Energies avec Novatek. Engie avec Nord Stream 2... les groupes pétroliers et gaziers se sont successivement désengagés des projets autour du GNL en Arctique, centre névralgique des ambitions de Vladimir Poutine. Leurs intérêts financiers étaient de deux ordres en Arctique : à la fois de propriété sur ses investissements et dans les contrats d’approvisionnement de long terme.
Dans le projet initial, d’un coût évalué à plus de 20 Md$, Novatek (60 % des parts de la société Arctic LNG2) était associé à TotalEnergies (10 %), Japan Arctic LNG, China National Petroleum Corporation (CNPC) et China National Offshore Oil Corporation (CNOOC), toutes trois également avec 10 %. Chacun étant autorisé à vendre du GNL en fonction de ses participations. Soit 11,9 Mt pour Novatek et 2 Mt pour les autres investisseurs. Le groupe russe avait prévu de complèter son tour de table en levant quelque 10 Md$ pour financer le projet auprès de banques russes et étrangères. Mais à l'ère des sanctions occidentales, les banques internationales et les actionnaires ont suspendu tout financement.
Face à cet énième coup dur, comme le droit des contrats l'y autorise, Novatek a alors déclaré la force majeure sur les livraisons en GNL du projet, se retrouvant à devoir financer le programme par ses propres moyens tout en vendant le gaz sur le marché au comptant.
Des oligarques russes à la manoœuvre
Plusieurs des oligarques russes sont impliqués dans ces grands complexes. Le plus illustre d’entre eux est l’homme d'affaires et proche de Vladimir Poutine Guennadi Timtchenko, fondateur de la société de trading pétrolier Gunvor et propriétaire du groupe d’investissement privé Volga Group.
L’homme d'affaires détient des participations dans les secteurs de l’énergie, du transport, de l’infrastructure et de la construction, des services financiers et de la consommation, dont 23 % de Novatek, aux côtés de TotalEnergies. En tant que tel, il reste associé, même indirectement via novatek, à une personne sanctionnée au titre de son « rôle dans l'économie de guerre russe ». même si l’entreprise a déprécié sa participation de 19,4 % dans Novatek et a retiré ses représentants du conseil d'administration de Novatek.
Trouver 14 Mt de GNL ailleurs
Patrick Pouyanné s’est expliqué sur ses participations à l’occasion de son audition par le Sénat dans le cadre de la commission d’enquête sur les obligations du groupe énergétique français conduite par Roger Karoutchi et Yannick Jadot. « Nous avons totalement déconsolidé Novatek de notre bilan mais il y a une difficulté pratique : le pacte d'actionnaires établi m'obligerait à vendre mes parts à Guennadi Timtchenko. Or, je n’ai pas le droit de vendre ni de faire une quelconque transaction financière avec quelqu'un sous sanction. Et il n’est pas question de lui abandonner mes actions pour zéro ». Mais comme pour ses concurrents, qui se trouvent dans la même situation, aujourd’hui, « ces actions ne valent plus rien car il n'y a plus de dividendes qui nous reviennent. Je ne sais d’ailleurs pas ce qu’ils en font ».
Si le GNL russe est banni, il faudrait aller chercher quelque 14 Mt ailleurs en payant plus cher, avait-il ajouté. « Il n'y a pas actuellement 14 Mt de GNL disponibles sur le marché mondial. Ils vont l’être, d’ici 2027, mais en attendant, il faut le prendre à d’autres et cela a un coût ».
Les autorités européennes pourraient en décider... un jour. Dans ce cas, a ajouté le patron connu pour être sans fard, « nous activerons la clause de force majeure prévu par le contrat Yamal et les prix du gaz s’envoleront ». Dans l’immédiat, le groupe français ne peut pas le faire, étant tenu par un contrat « take or pay », qui oblige l'acheteur d'enlever un volume minimal du produit faisant l'objet du contrat.
Adeline Descamps
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