« Les vracs solides méritent bien mieux qu’un strapontin », introduit Stéphane Salvetat, le directeur général de Lam France, ici avec sa casquette de président de Via Marseille-Fos, l’agence de promotion de la place portuaire de Marseille-Fos, à l’initiative d’un webinaire sur la filière le 21 mars.
Invisibilisés par le segment-majesté des ports (le conteneur), incarnés par des produits qui fleurent bon l’industrie du passé, efficaces mais polluants (alumine, ciment, sable, minerai de fer, charbon, houille…), les vracs solides sont en souffrance. Dans le port phocéen, leurs battements cardiaques sont rythmés par les convulsions de la sidérurgie et d’ArcelorMittal, client poids-lourd du port, dont les trafics écrasent les autres flux avec 7,5 Mt des 11,4 Mt traités en 2022.
« Le trafic des vracs solides oscille, selon les années, entre 11 et 12 Mt [18 % du trafic global, NDLR], essentiellement lié à l'activité du sidérurgiste et à ses imports de matières premières, confirme Mark Lazzaretto, chef du service filières vracs solides et liquides au port de Marseille Fos. Les volumes sont en baisse de 3 % en 2022 du fait d'un contexte très difficile sur les marchés de l'acier qui a nécessité un ajustement des productions. »
2,1 Mt viennent de l’hinterland
En reflet des industriels qui bordent le couloir rhodanien – les véritables consommateurs ou producteurs de vrac (2,1 Mt viennent de l’hinterland) –, le segment souffre de la faible industrialisation du bassin… mais le représentant portuaire note un retour par la grande porte.
« Depuis 2019, on observe des changements de process industriels qui induisent des permutations de trafics. Et même si ce n’est pas encore flagrant, on voit entrer des composants qui donnent lieu à de nouveaux trafics. » Et Mark Lazzaretto de se référer aux « trois projets qui ont fait la une ces derniers mois ». En 2022, plusieurs annonces ont en effet porté sur des investissements qui devraient modifier quelque peu la nature des flux du segment.
Trois projets industriels emblématiques
Le groupe Knauf, un des géants mondiaux de l'extraction de gypse, a repris la main en 2020 sur un projet d'usine de plaques de plâtre à Fos-sur-Mer qui avait été annoncé initialement par la société suisse Building Material Group (passée dans le giron de l’Allemand). À plein régime, le site, installée pieds dans l'eau sur le môle central, devrait importer 300 000 t de gypse depuis ses sites en Espagne et au Maroc, visant une production annuelle de 30 millions de m2 des plaques qui servent aux cloisons et plafonds dans le secteur du bâtiment. Le groupe entend, avec son nouvel investissement de 60 à 70 M€, alimenter 1,5 % du marché européen, en mode fluvial et routier. Début décembre, à l’occasion d'une conférence de presse, la directrice générale de Knauf a annoncé que « la production de sa nouvelle usine de Fos-sur-Mer devrait démarrer en 2023 ».
Le responsable portuaire des vracs a aussi en tête le projet de fabrication de panneaux photovoltaïques, porté par l'entreprise Carbon, annoncé début mars. Le polysilicium nécessaire à la fabrication des cellules, produit à 80 % par la Chine, sera importé d'Europe. Les installations industrielles du futur site, dont l'implantation exacte n'a pas encore été arrêtée si ce n’est qu’elles occuperont 60 ha à Fos, permettront de produire annuellement 5 GW de cellules photovoltaïques et 3,5 GW de modules, selon les porteurs du projet.
Enfin, le consortium GravitHy, qui réunit cinq industriels, projette de produire en France de l'acier très bas carbone par réduction directe du fer à l’hydrogène, avec une première implantation à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), dont le chantier devrait démarrer l’an prochain. « Ce projet est précurseur de l’aciérie sans émissions de carbone et porteur de nouveaux trafics à l’import et peut-être à l’export dans les années qui viennent », applaudit Marc Lazarreto. Le projet est de taille au vu des investissements annoncés par le consortium qui a mentionné un montant de 4 Md€ pour l’ensemble du projet dans l'Hexagone.
Filière stratégique, à la croisée de la décarbonation et de la réindustrialisation
« On oublie le caractère stratégique des filières vracs qui concernent des enjeux absolument centraux dans les discours politiques ambiants car elles touchent à des préoccupations d’ordre industriel, énergétique et environnemental, rebondit Mathieu Corriez, directeur général de Sea-Invest/Carfos. Les vracs solides sont au cœur des processus de décarbonation. Cela se traduit par des changements de process industriels nécessitant de nouveaux entrants, par le développement de combustibles renouvelables et des filières de revalorisation des déchets. Il y aura de moins en moins de charbon et de minéraux bruts transitant par le port et plus de produits diversifiés nécessitant des espaces de stockage dédiés et confinés »,
En dix ans, les marchandises transitant par le terminal minéralier de Fos (TMF), un des deux terminaux (avec le mutlivrac de Caronte) que Sea-Invest exploite avec ses propres moyens de manutention, auraient déjà été multipliés par quatre. « Nous sommes passés du mono- au bi-produit avec la bauxite pour Alteo et le charbon pour EDF à plus d'une dizaine de composants représentés sur le TMF et à une quarantaine sur Caronte. »
Une filière stratégique
Vu du ciel, surplombant les installations portuaires phocéennes, le spectateur pourra en effet constater que le rouge de la bauxite a complétement disparu tandis que le noir de la coke résiste encore mais s’estompe progressivement. « Il correspond à la part résiduelle du client historique cimentier qui continue à utiliser un petit peu de charbon pour booster les fours mais une démarche est en cours pour aller vers combustibles renouvelables », assure le représentant du plus vieux manutentionnaire présent à Marseille.
Les aires de manutention sont déjà reconfigurées en conséquence. La transition énergétique passe aussi par là. « Elles se trouvent réaffectés dans des zones spécialisées avec des équipements adaptés. Les produits pulvérulents sont par exemple traités avec des techniques zéro émission car ils ont des exigences de sécurité et de confinement. Elles s’accompagnent de la reconfiguration des voies ferrées de façon à pouvoir répondre donc à toutes les demandes en termes de multimodalité. Notre connexion directe au Rhône à grand gabarit offre des possibilités de transbordement direct très faciles ».
Pour le vrac, la voie d’eau [647 000 t en 2022, NDLR] est en effet le mode de plus approprié. « C'est un véritable vecteur de différenciation que de disposer d'un réseau fluvial à grand gabarit de classe européenne 5B », vante de son côté Christophe Dacko, chef du service logistique multimodal et plateforme intérieure au Grand Port maritime de Marseille.
Alteo, illustration d’un radical changement de process
C’est Alteo, entreprise aux 130 ans d’existence, qui incarne le mieux les mutations en cours. Du moins dans l’environnement du port de Marseille dont elle utilise les installations à l’Ouest. « Au fond, la vie d'un industriel, c'est relativement simple, attaque Patrick Schneider, directeur général adjoint d’Alteo. On achète des matières premières. On les transforme en produits finis puis on les vend avec une marge et tout le monde est content. Malheureusement, dans notre monde, on n’arrive pas toujours à vendre avec les marges suffisantes par une mise en concurrence. Dans ce cas-là, il n'y a pas 36 solutions. Soit on réduit les coûts soit on ferme les usines, ça peut arriver ».
L’industriel s’est doté, à l’arrivée de son nouvel actionnaire, le groupe UMSI (United Mining Suppliers International), en janvier 2021, d’un « plan » qui consisté à se séparer de l’activité de traitement de la bauxite, à transformer le procédé Bayer historique pour lui substituer le traitement d’hydrates d’alumine, et à produire de manière plus vertueuse « par la modernisation d’équipements existants et l’intégration de nouveaux procédés ».
Ce changement de procédé, qui a mis un point final à l'importation de bauxite (gênant les riverains), a représenté un investissement « de plus de 25 M€ », opérationnel depuis avril 2022. Pour ses besoins, l’entreprise doit s’approvisionner en hydrates (400 000 t par an, via les bassins Est) dont le sourcing et l’acheminement ne sont pas problématiques, le produit se transportant très bien par la mer. En revanche, une fois à terre, c’est plus compliqué. (cf. Alteo revoit sa logistique à Marseille dans le cadre de son projet Alufos)
Match entre trafics en déclin et en essor
« L'écologie, c'est notre avenir. Nous avons de plus en plus de demande dans ce secteur. Le futur des trafics repose sur le devenir des filières de recyclage, de traitement des déchets, et l'utilisation de process industriels ultimes », assure Stéphane Pluenet, le directeur général de l’armateur fluvial Agora (groupe Sogestran). La compagnie qui exploite des automoteurs de 800 à 2 700 t sur différents bassins dont l’axe Rhône -Saône, a assisté ces dernières années à un match entre des trafics en déclin et en essor.
« Le marché des céréales reste le plus important du bassin depuis plus de 25 ans mais il est fluctuant, sensible à la géopolitique. De nombreux trafics, comme le ferrochrome, le phosphate, le charbon ont périclité avec la désindustrialisation. On a vu ces dernières années arriver des trafics spot de houille et de quartz qui comblent un petit peu cette déperdition, mais les marchés ne sont plus vraiment là », regrette le dirigeant, pointant les contraintes réglementaires mais aussi « des problèmes de motivation de certains partenaires qui devraient être proactifs et qui ne le sont pas ». Il pense notamment à un projet d’importation de différents coproduits issus de seconde vie qui devaient entrer dans la composition de ciment à bas carbone. « Malheureusement, ces 120 000 t ne transitent pas par la voie d'eau par manque de motivation de la CNR ».
Une carte à jouer
« Les filières vrac ont clairement une carte à jouer sur ces enjeux à la fois de réindustrialisation, de décarbonation du territoire et plus globalement de l'économie circulaire. Mais elles vont devoir s'adapter elles-aussi à une complexification de la nature de flux, avec peut-être moins de matière brute finalement, et davantage de semi-finis ou de produits technique », suppose Nicolas Mat, secrétaire général de Piicto. La plateforme industrielle et d’innovation du Caban-Tonkin, créée il y a quelques années déjà, a pour objet d’accompagner les mutations des sites industriels existants, mais également d'implanter de nouveaux acteurs industriels et/ou innovants sur le territoire, pour ensuite intensifier les synergies entre les acteurs, notamment dans le contexte de la décarbonation.
L’association a été le fer de lance du premier appel à projets « zones industrielles bas carbone », lancé en mars 2022 par l’Ademe. pour lequel la ZIP de Marseille a été lauréate en tout début d'année 2023. Enjeu : les 18 à 20 Mt de CO2 émis par ses industriels qu’il va falloir décarboner. « Le principe de décarbonation s'appuie sur des synergies entre industriels qui vont s'opérer de plus en plus sur des flux de matières renouvelables, biomasse, ferraille recyclée et aussi des coproduits issus de l'activité industrielle qui vont devoir être stockés, transformés ou expédiés depuis les infrastructures dont dispose ce territoire. Je pense notamment au terminal minéralier qui est progressivement en train de devenir un terminal de ressource. C'est un point très important dans la construction de la symbiose à laquelle on travaille depuis des années au sein de Piicto », indique le délégué.
Et derrière chaque tonne de marchandise vrac manutentionnée à Fos, il y a des milliers d’emplois industriels, rappellera à l’envi Mathieu Corriez. Finalement, le véritablement enjeu.
Adeline Descamps