Le déclenchement de l’offensive russe en Ukraine en février 2022 a été précédé par une succession de crises touchant les marchés internationaux des produits agricoles depuis 2018, rappelle Marc Zribi, de FranceAgriMer, en ouverture d’une conférence (Guerre en Ukraine : quels impacts sur les marchés des grandes cultures ?) tenue le 27 février dans le cadre du Salon international de l’agriculture. Pour le chef de l’unité Grains et sucre de l’office agricole public français, il y a eu bien des secousses avant l’agression de l’Ukraine par la Russie, deux pays capitaux pour l’approvisionnement céréalière, cumulant 30 % des exportations mondiales de blé et d’orge, 15 % de celles de maïs et 75 % de celles d’huile de tournesol.
La guerre commerciale Chine-États-Unis lancée en 2018, la pandémie, les deux ans de perturbations maritimes, la flambée des taux de fret à partir de l’hiver 2021-22, la hausse du prix du gaz à compter de l’été 2021, qui a renchéri le prix des engrais dont 60 % du prix est indexé au gaz, avaient déjà mis à l’épreuve les pays extrêmements dépendants des approvisionnements alimentaires.
Arrimage de la logistique ukrainienne à l’UE
Entre août 2021 et février 2022, du fait d’une très belle récolte de blé, les exportations de l’Ukraine avaient pu se maintenir à un niveau de l’ordre 6 à 7 Mt par mois selon les chiffres de l’Association céréalière ukrainienne (UGA). En mars 2022, dans le mois qui a suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la mécanique était complètement grippée : seules 262 000 t ont pu quitté les ports maritimes du pays, astreints au blocus maritime, avant que les voies terrestres ne prennent le relais. Qu’ils soient routiers, fluviaux ou ferroviaires, de des corridors alternatifs ont permis à 783 000 t de sortir du pays en avril, puis 1,4 Mt en mai, 1,8 Mt en juin et 2,3 Mt en juillet. « Les couloirs de la solidarité ont fonctionné au-delà des attentes », assure Marc Zribi, qui y voit « le signe d’un premier arrimage de la logistique ukrainienne à l’Union européenne. »
De 6 000 à 8 000 t via le Danube
En juillet 2022, l’accord signé sous l’égide de l’ONU et de la Turquie a permis de mettre en œuvre un couloir céréalier maritime sécurisé en mer Noire pour des exportations de céréales via les ports ukrainiens de la mer Noire : Odessa, Pivdenny et Chornomorsk. Appliqué dès le mois d’août, il a permis d’expédier, modes terrestre et maritime confondus, 3,9 Mt ce mois-là et 5 à 6 Mt par mois entre septembre 2022 et janvier 2023.
« On arrive à exporter des volumes importants même s’ils sont inférieurs à ceux de la récolte précédente et cela sans le port de Mykolaïv qui ne fait pas partie de l’accord mais représente habituellement le tiers des exportations ukrainiennes », souligne Philippe Mitko, chargé des relations extérieures de Soufflet négoce et président de Coceral, une association représentant les intérêts du négoce européen de céréales. « Les efforts massifs de la logistique ukrainienne ont réalisé un miracle, avec en particulier des chargements de 6 000 à 8 000 t sur le Danube, alors que les moyens de manutention sont précaires. »
Récolte attendue en baisse en 2023
Entre les 24 février 2022 et 2023, 22 Mt de céréales ont été expédiés depuis les ports maritimes de la mer Noire, 9,3 Mt par voie ferroviaire et routière via les frontières occidentales de l’Ukraine et 7,5 Mt par les ports fluviaux du Danube, selon l’UGA. Soit au total, 38,8 Mt.
Si l’on s’en tient à la campagne d’exportation commencée au 1er juillet 2022, l’Ukraine avait exporté à fin janvier 2023, selon les chiffres d’UkrAgroConsult repris par FranceAgriMer, 9,7 Mt de blé et 15,4 Mt de maïs. Il lui resterait donc à sortir du pays 2,7 Mt de blé et 2,1 Mt de maïs. Dans le même temps, et selon la même source, la Russie aurait expédié 22,5 Mt de blé sur les 43 Mt disponibles à l’exportation.
En février 2023, environ 22 % des terres agricoles ukrainiennes sont sous contrôle russe selon l’agence de presse Ukrinform. Cela concerne 18 % des cultures de printemps, y compris maïs et tournesol, et 28 % des cultures d’hiver (blé, seigle et orge). Compte tenu de ces éléments, Marc Zribi estime que la récolte ukrainienne de blé 2023 devrait être réduite de 30 % environ.
En 2022-23, la Russie, au premier chef, mais aussi l’Australie et l’Union européenne, ont compensé le déficit d’exportations ukrainiennes. Pour le maïs, où la position ukrainienne est moins menacée, le Brésil a pris le relais comme fournisseur de l’Union européenne.
Des exportateurs incontournables
« Le sujet des céréales a disparu des conversations, constate Philippe Mitko. À court terme, il n’y a plus de sujet car les couloirs maritimes fonctionnent et les prix sont redevenus bas ».
Pourtant, la situation pourrait se retourner rapidement, vue la position prise depuis deux décennies par la Russie et l’Ukraine sur le marché mondial des céréales. « En 20 ans, les échanges mondiaux de blé tendre ont doublé, passant de 100 à 200 Mt, rappelle Philippe Mitko. La Russie et l’Ukraine, qui étaient encore importateurs de blé au début des années 1990, ont depuis une petite dizaine d’années des parts de marché oscillant entre 25 % et 35 %. Ces deux pays réalisent donc 60 % de la hausse des échanges. »
Des prévisions en baisse
En 2022, du fait de la guerre, c’est surtout la quantité récoltée qui s’est effondrée, n’atteignant (céréales et oléagineux confondus) que 72,7 Mt contre une récolte record de 106,4 Mt l’année précédente. Les exportations, dans le même temps, se sont maintenues à 51,2 Mt contre 53,6 Mt en 2021.
Selon les prévisions de l’UGA, la production devrait encore baisser en 2023 (64,8 Mt) tandis que les exportations n’atteindraient que 45 Mt. Depuis un an, l’équivalent de 6,5 Mt de capacités de stockage ont été détruites en Ukraine et 2,9 Mt endommagées, sur un total de 66 Mt.
« Les exportations ne baissent pas dans les mêmes proportions que la récolte, car on exporte les stocks qui ne sont pas sortis en 2022. Les silos étaient encore pleins, surtout de maïs, en février 2022. Sans compter le stock en transit, puisqu’il fait compter en Ukraine un délai d’un mois entre le producteur et le chargement à bord du navire », décrypte Philippe Mitko.
Dans le détail, toujours selon les prévisions de l’UGA, les exportations de blé devraient atteindre 14,5 Mt sur l’ensemble de la campagne 2022-23, et 14 Mt pour la campagne suivante. Pour le maïs, l’UGA table sur 25 Mt exportées pour cette campagne et 20 Mt pour 2023-24.
Renouvellement suspendu à la Russie
Ces chiffres, cependant, ne sont valables qu’en cas de prolongation des corridors maritimes d’exportation. L’accord signé en juillet dernier par la Russie et l’Ukraine, sous l’égide de l’ONU et la Turquie, prolongé une première fois en novembre, parvient à nouveau à échéance le18 mars. Fin février, l’Ukraine a demandé à la Turquie et à l’ONU d’engager avec la Russie des discussions pour un nouvel accord, d’une durée cette fois d’un an et non de 120 jours comme précédemment.
Les autorités ukrainiennes souhaitent aussi que soit inclus le port de Mykolaïv. Ce port maritime situé sur l’estuaire du fleuve Boug ne figure pas dans l’accord en raison de sa proximité avec la zone de conflit, à seulement une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Kherson.
Le 2 mars, lors du sommet du G20, la Russie a fait savoir que le prolongement de l’accord serait conditionné à la levée des sanctions financières, qui freinent les exportations russes de céréales et surtout d’engrais.
« Ce seront des négociations difficiles, anticipe Philippe Mitko. Mais personne n’a intérêt à ce que les corridors maritimes se referment. Les Russes ne prendront pas le risque d’être accusés de tout bloquer par les pays qui s’abstiennent à l’ONU. Mais ils n’accepteront pas d’inclure Mykolaïv et les Ukrainiens n’insisteront pas sur ce point, préférant obtenir un accord d’une durée plus longue. La Turquie, de son côté, joue un jeu compliqué. Ce pays, qui n’admet pas la domination de la Russie en mer Noire, est le grand bénéficiaire des flux de céréales par petits navires. Les meuniers turcs sont les premiers exportateurs de farine. »
Dans l’attente de l’accord, les exportations ukrainiennes pourraient ralentir. Cela avait été le cas en novembre dernier, les opérateurs ayant intégré le risque de non-renouvellement n’ont pas « envoyé » de navires, d’autant que le fret en mer Noire est très cher.
Étienne Berrier