Ce sont des génies de la chimie, de la logistique et du bricolage. Ils mélangent savamment feuillage, essence, sulfate de chaux, le tout assaisonné d'un soupçon de ciment pour obtenir les cailloux grisâtres qui constituent la cocaïne-base. Ils sont aussi capables de construire de mini sous-marins téléguidés qui échappent aux radars des garde-côtes au large de la Colombie, de l'Équateur et du Pérou. Surtout, ils sont les champions de la logistique, agiles pour trouver le marin, le navire, le port de destination et le docker conciliant qui leur permettront de toucher le marché européen. Eux, ce sont les narcotrafiquants, qui produisent, acheminent et distribuent la cocaïne à travers la planète.
Au cours des dernières décennies, ils ont saturé le marché américain. Qu'à cela ne tienne, ils sont partis à la conquête de l'Europe. Sur les 2 000 tonnes de cocaïne produites chaque année en Colombie, Pérou et Bolivie, 600 à 700 arrivent sur le marché européen. Ce qui représenterait un chiffre d'affaires de près de 100 Md$ par an.
Explosion des saisies
Les saisies explosent, passées de 49 t en 2010 à 213 dix ans plus tard, 240 en 2021, plus de 250 l'an dernier, dont 162 t pour les seuls ports d'Anvers, numéro un en Europe pour les entrées de cocaïne avec 110 t, et Rotterdam. Il est estimé que les prises ne portent que sur 10 % des volumes qui atteignent le continent.
Les autorités douanières belges ont promis de redoubler d'efforts pour réprimer ce commerce, en engageant 100 agents supplémentaires et en investissant dans davantage de systèmes de scannage des conteneurs. Désormais, 20 % des effectifs de police de la ville sont affectés au contrôle des entrées.
Les deux plus grands ports européens, avec Rotterdam, sous attention accrue, les trafics se déplacent vers Hambourg, Le Havre et Gioia Tauro. Les narco-trafiquants semblent y trouver sans plus de difficultés les manutentionnaires qui placeront le conteneur attendu à l'endroit prévu pour sa réception, la « prestation » rémunérée de 25 000 jusqu’à 100 000 €.
Dans les porte-conteneurs
Les narco-trafiquants ont su profiter eux aussi de l'explosion du trafic des conteneurs, le moyen le plus simple pour acheminer leur marchandise. Maersk, CMA CGM, MSC, toutes les grandes compagnies y ont contribué à un moment ou l'autre, en toute méconnaissance de cause.
En juillet dernier, le CMA CGM Voltaire, en provenance de Carthagène en Colombie, recevait la visite des policiers espagnols à Algésiras. À bord se trouvaient plus de 700 kg de cocaïne. En 2021, douze employés de CMA CGM Inland Services, qui gère des dépôts de conteneurs à Rotterdam, ont été arrêtés par la police néerlandaise, soupçonnés d'être impliqués dans le trafic illicite. La même année, dix hommes, un intermédiaire panaméen, des logisticiens turcs, marins géorgiens et ukrainiens et un broker colombien, qui s'était fait passer pour un inspecteur de sécurité de l'armement français, étaient jugés et condamnés pour une saisie de 2015.
Mêmes tourments pour Maersk, dont le Maersk Invernes, parti lui aussi de Carthagène-des-Indes pour gagner Sydney, a transporté à son insu 700 kg en juillet dernier. En 2016, deux saisies à un mois d'intervalle ont été réalisées sur un même navire, le Laura Maersk, dans le port de Manzanillo au Mexique. Hapag-Lloyd a connu des épisodes similaires avec les Rotterdam Express en 2018 et Dusseldorf Express en 2021.
Cartel des Balkans
Plus fracassantes encore, les mésaventures de MSC et les soupçons des services nord-américains de lutte contre le narco-trafic qui pèsent sur elle. La saisie de 20 t de cocaïne, un record, à bord du MSC Gayane en 2019, la saisie du navire – une première dans l'histoire maritime du narco-trafic –, a fait les gros titres de la presse généraliste.
D'autant que les explications fournies peinent à convaincre les autorités américaines, pour lesquelles le cartel des Balkans, l'un des plus puissants d'Europe sur le trafic de cocaïne, a infiltré les équipages de la compagnie.
Recrutement de marins
L'enquête sur « l'incident du Gayane », comme l'appelle MSC, révèle qu'au moins huit des 22 membres de l'équipage ont participé au transfert de la drogue, en pleine mer au large des côtes d'Amérique du Sud, depuis des vedettes rapides jusqu'aux conteneurs à bord. Six sont originaires des Balkans et notamment du Montenegro, les deux autres étant des matelots samoans recrutés à bord pour manutentionner les ballots de drogue repêchés en mer. Ils ont été condamnés à des peines de prison de cinq à sept ans aux États-Unis. Parmi eux, le commandant en second, responsable de l'opération, devait recevoir 1 M$ pour son « travail ».
Pourtant, MSC, dans un communiqué, a rejeté toute idée d'infiltration et n'a pas craint de prendre la défense de ses marins monténégrins : « Malheureusement, il y aura toujours des individus qui pourront être corrompus par des trafiquants de drogue ou, plus difficile encore à prédire, des gens honnêtes qui succomberont aux menaces violentes de dangereux criminels contre eux et leurs familles. Il s'agit d'un facteur humain qu'une entreprise individuelle ne peut contrôler entièrement. » Plus étonnant, la compagnie reconnaît cependant avoir réaffecté ses employés monténégrins « loin des routes maritimes les plus concernées par le trafic de drogue ».
Armes, blanchiment et cocaïne
Les Balkans semblent bien constituer une zone clé concernant le marché européen de la cocaïne. À l'échelle du continent, plusieurs organisations criminelles se sont alliées pour le conquérir. Les gangs des Balkans seraient ceux qui font le lien avec la mer. Ils ont fait leurs débuts comme milices paramilitaires durant le conflit en ex-Yougoslavie, se livrant ensuite à toutes sortes de trafics.
Les pays de la région abritent plusieurs écoles de formation des marins et d’officiers. C'est à leur sortie que recrutent les cartels, soit par l’appât du gain – participer à l'acheminement de cocaïne permet de multiplier un salaire par 10 à 100, voire davantage – soit par la menace sur la famille restée au pays.
« Ni mandats ni ressources »
Reste que, comme l'a rappelé MSC dans son communiqué, « les compagnies maritimes et leur personnel n'ont ni les mandats ni les ressources ni les formations nécessaires pour affronter des organisations criminelles organisées. » Elle assure avoir « considérablement intensifié ses efforts » en matière de sécurité, en y investissant 50 M$ en 2022, et qu'elle poursuivra sur la même ligne dans les années à venir.
Or, fin décembre, un autre porte-conteneur de MSC, le Lorena, a fait l'objet d'une fausse alerte à la bombe alors qu'il faisait route vers Anvers, en Belgique. Ont ainsi été découverts 2,4 t de cocaïne cachés dans des conteneurs de cacao.
Myriam Guillemaud Silenko