Poids mort
Ils ont longtemps couru avec le dossard de jeune premier, à une époque où les marchandises diverses n’entraient pas encore dans une vulgaire boîte d’acier ondulée, désormais si essentielle.
On voudrait aujourd’hui enfermer les navires conventionnels et de charges lourdes dans des aires géographiques, des périodes historiques et des objets étroits alors que leurs cargaisons kaléidoscopiques échappent à toute catégorisation dans laquelle même les experts noient leur sens de la mesure.
Pourrait-il en être autrement pour ces couteaux suisses des mers, dont la rupture de charge est la raison d’être, le port en lourd, la façon de compter et tout ce qui est hors norme, hors gabarit, hors dimension et hors champ, un moyen de subsistance.
L’histoire de ces navires indénombrables et de ces marchandises inclassables est bel et bien celle d’un rétrécissement de marché, leurs provendes siphonnées de façon intermittente qui par les vraquiers, qui par les rouliers, qui par les porte-conteneurs, quand ces derniers sont en cale sèche.
Le fret conventionnel est ainsi passé du statut de commerce dominant la haute mer à celui d’un commerce régional spécialisé, appelé à devenir toujours plus spécifique, qu’il s’agisse d’un projet gazier ou pétrolier, d’un parc éolien, d’un site nucléaire ou d’un lancement de satellites. Mais n’est-ce pas là, dans le retour en grâce de l’atome, le réveil des investissements pétroliers et gaziers, la révélation de l’urgence climatique, voire dans le sursaut de souveraineté face à la résurgence des vulnérabilités géopolitiques qui déclenche des chantiers démesurés, que se situe l’espoir d’un élargissement de leur marché ? La voie pour redevenir enfin maître de son fret et emboliser l’hypothèse d’une inéluctable disparition.
À quelque chose malheur est bon : en raison des longs délais de mise en œuvre des grands projets, les secousses économiques, qu’elles soient spectaculaires ou volatiles, atteignent généralement le marché avec retard.
« Every cloud has a silver lining », aime-t-on dire dans le shipping.
■ Adeline Descamps