Stop à l’escalade. Alerte à l’inflation des prix mondiaux à la consommation. Péril sur l’industrie manufacturière mondiale. C’est un plaidoyer en triptyque que livre la Cnuced dans sa dernière étude portant sur le transport maritime en 2020, intitulée Review of maritime transport. Les taux de fret y sont érigés au rang de points d’inflexion majeurs, susceptibles de faire basculer la reprise économique d’un côté ou de l’autre. Un rôle qu’ils n’ont jamais endossé, plus familiers du plancher que des sommets. « Si la flambée actuelle des taux de fret des conteneurs devait persister, elle pourrait augmenter les niveaux de prix des importations mondiales de 11 % et les niveaux de prix à la consommation de 1,5 % d’ici 2023 », alerte l’agence de l’ONU.
Surchauffe
Les prix du transport culminent en effet à des niveaux inédits, témoignant d’une rupture dans la gestion opérée par les transporteurs maritimes. Les raisons de cette surchauffe sont désormais bien renseignées: la reprise de la demande plus forte que prévue, la polarisation des achats sur des biens marchands en compensation des services hors d’accès, les modifications des pratiques (télétravail qui a motivé l’achat d’équipements, achats en ligne, mise au chômage partiel d’une partie de la population, qui a généré des carences de main d’œuvre…) ont formé un magma dans la chaîne d’approvisionnement mondiale, épuisé les navires et les conteneurs et généré des goulets d’étranglement dans les ports, toujours inextricables à ce jour. Le décalage entre l’explosion de la demande et la réduction de facto de l’offre a inévitablement conduit à des taux de fret records pour les conteneurs sur toutes les routes commerciales.
Comme une traînée de poudre
Le CCFI, publié par le Shanghai Shipping Exchange et basé sur les contrats à court et à long terme sur 12 routes au départ des principaux ports chinois, s’élevait à 854 points au deuxième trimestre 2020, à 1 250 points au quatrième et franchissait, de façon historique, les 4 000 points en mai 2021. La trajectoire de l’indice de fret conteneurisé de Shanghai (SCFI), qui mesure les tarifs spot au départ de Shanghai (prix négociés sur une base quotidienne avec une validité de moins de 30 jours), est encore plus probante. En juin 2020, sur l’itinéraire Asie-Europe, l’indice était inférieur à 1 000 $/EVP, mais à la fin de l’année, il avait atteint environ 4 000 $. Fin avril, une augmentation de 3 % de la capacité ne l’a pas fait dérailler. Au contraire, il a bondi à 4 630 $ et il était à 7 395 $ en juillet avant de poursuivre sa course folle jusqu’à la fin de l’année.
Aucune région épargnée
Mais c’est surtout le trade entre le premier port chinois et les deux ports californiens – Los Angeles et Long Beach –, par où entre près de la moitié des marchandises conteneurisées, que les prix ont cramé, les compagnies maritimes ajoutant de surcroît frais et surtaxes pour compenser les frais induits par les problèmes logistiques à terre. Alors que la capacité a augmenté de 5 % en fin d’année 2020 et de 7 % encore début 2021, le SCFI a atteint environ 4 500 $ par unité équivalente à quarante pieds (FEU) en avril, contre 1 600 $ un an auparavant, puis les 5 200 $/FEU en juillet.
Il a ensuite entamé un marathon de 20 semaines consécutives de hausse. Vers la côte Est de l’Amérique du Nord, ils ont plus que doublé, et à la fin de juillet 2021, ils avaient atteint 10 067 $/FEU, hors primes, que les chargeurs ont parfois payés pour sécuriser leurs départs mais sans pour autant s’affranchir des retards. Les régions en développement, notamment l’Amérique du Sud et l’Afrique, n’ont pas été épargnées, loin s’en faut. Sur la route Chine-Amérique du Sud (Santos), il en coûtait 959 $ pour transporter un conteneur en juillet 2020 mais 9 720 $ un an plus tard. Au cours de la même période, les tarifs sur la route Shanghai-Lagos (Afrique de l’Ouest) ont quadruplé, passant de 2 672 $ à 8 102 $.
Des impacts inégaux
L’incidence des taux de fret élevés n’a pas eu la même portée suivant les régions du monde ou les catégories de produits, souligne la Cnuced. « Il sera plus important dans les petits États insulaires en développement, qui pourraient voir les prix à l’importation augmenter de 24 % et les prix à la consommation de 7,5 % [79 % des importations y sont transportés par la mer, NDLR]. Dans les pays les moins avancés, le niveau des prix à la consommation pourrait augmenter de 2,2 %.
Les articles à faible valeur ajoutée produits dans les petites économies, en particulier, pourraient subir une grave érosion de leurs avantages comparatifs. » Les écarts sont aussi notables entre continents: la hausse des prix à la consommation est estimée entre 3 et 4 % en Lituanie ou Estonie par exemple, mais de 1,2 % aux États-Unis et 1,4 % en Chine, en fonction de leur degré d’ouverture aux importations. Par ailleurs, les prix du transport élevés sanctionnent davantage les articles à faible valeur ajoutée tels que les meubles, les articles textiles et en cuir, « produits loin des principaux marchés de consommation, dans des économies où la production est fragmentée et les salaires bas ». Ainsi, les frais de transport représentent 2,2 % du prix à la consommation pour les meubles et 1,8 % pour les biens d’équipement de la personne.
Réajustement du sourcing
La pénurie de certains produits est déjà manifeste en Europe. La Cnuced prévoit une augmentation des prix à la consommation de 10,2 % dans le prêt-à-porter, de 9,4 % dans la plasturgie, de 7,5 % pour les produits pharmaceutiques ou encore de 6,4 % pour les machines outils. Les entreprises n’ont pas tardé à s’ajuster: certaines ont éliminé des destinations de leurs exportations tandis que d’autres ont modifié leur sourcing. Selon l’Association vietnamienne du poivre, la hausse des coûts logistiques a entraîné des pertes de marché.
Pour les exportations vers les États-Unis, le coût d’un conteneur de 40 pieds a grimpé à 13 500 $ en moyenne durant le premier semestre de cette année (contre 2 à 3 000 $ en moyenne) et vers l’UE, de 800-1 200 à 11 000 $. Les négociants ont fini par acheter du poivre brésilien. Au final, selon les projections de la Cnuced, « une augmentation de 10 % des taux de fret, associée à des perturbations de la chaîne d’approvisionnement, devrait entraîner une baisse de la production industrielle de plus de 1 % aux États-Unis et dans la zone euro et de 0,2 % en Chine ».
Adeline Descamps