L’histoire enseigne schématiquement qu’en période de forte croissance macroéconomique, lorsque les taux de fret s’envolent, les exploitants de porte-conteneurs s’empressent de réinvestir leurs bénéfices pour inonder les chantiers navals de commandes. Puis, inexorablement, l’économie se grippe, la demande s’enraye et les taux de fret dégringolent. Les opérateurs se retrouvent perclus de dettes et lestés de navires. Va-t-il y avoir cette fois une répétition de cet immuable enchaînement? Le cabinet de conseil en stratégie Alix Partners a posé la question dans une étude (Carriers have a chance to break the cycle. Will they take it?) parue en mars 2021. Le contexte était bien différent de celui que connaît le secteur actuellement: les compagnies géraient alors au cordeau leurs capacités pour ne pas contrevenir à la tendance haussière des taux de fret. Au diable vauvert l’austérité budgétaire. Les affrètements s’épuisant, les compagnies, à la trésorerie remise d’aplomb, se sont lâchées sur les commandes alors même que les coûts de construction ont explosé. Selon Clarkson Research Services, à fin novembre, les contrats avec des chantiers navals avaient bondi de 138 % par rapport à la même période de l’année précédente. Les navires en commande ont totalisé 204 millions de tpl, soit 9,3 % de la flotte en exploitation, dont 60 Mtpl pour les porte-conteneurs.
Considérée en pourcentage de la flotte en exploitation, la part des porte-conteneurs est de 21 % quand bien même les coûts de construction se sont renchéris de 30 à 45 % pour les plus grands d’entre eux sous l’influence de la flambée du prix de l’acier et du resserrement des créneaux disponibles dans les chantiers navals.
L’impact sur la rentabilité future des exploitants de flotte de ce déluge de dépenses reste un sujet: 78 Mtpl sont prévus en 2022 et encore 70 Mtpl en 2023.
Yoyo entre bénéfices et dettes
« La récession provoquée par l’éclatement de la première bulle internet en 2001 a entraîné une chute soudaine de la demande, suivie d’une longue période de faibles taux de fret. Les navires commandés lorsque la conjoncture était bonne, à partir de 1999 et jusqu’aux premiers mois de 2001, ont été livrés au moment où la demande et les taux commençaient à baisser », indique le consultant.
Toute l’histoire du transport maritime de ces dernières décennies repose sur ces récidives de l’Histoire: « En 2009, après plusieurs années de hausse des tarifs, des bénéfices et de la capacité, la demande s’est effondrée. Les tarifs ont chuté de plus de 50 % en 2009 puis, après un bref rebond, à nouveau de 50 %, la reprise faisant défaut en 2010. Bien que les opérateurs aient réduit la capacité et ralenti de 10 % la vitesse des navires, ces mesures ont été bien trop tardives pour contrer l’augmentation record de la capacité de 2004 à 2008. Plusieurs compagnies ont alors fait faillite ou ont été rachetées ensuite dans le cadre d’une vague de consolidation lancée en 2013 », indique encore Alix Partners.
Le coronavirus, le dernier d’une série de chocs externes survenus au cours de la dernière décennie, a ouvert une période prospère avec des taux de fret qui ont grimpé en flèche et de manière constante depuis la fin de l’été 2020. Les compagnies ont de surcroît été aidées pendant une bonne partie de cette période par un coût du carburant faible malgré les réglementations visant à réduire les émissions de soufre.
« Tout ajout à la capacité de la flotte pourrait sérieusement diluer le pouvoir de tarification que les transporteurs ont pu établir ces derniers mois », avertit le consultant alors que « sept transporteurs mondiaux contrôlent désormais chacun au moins 5 % du marché et que trois alliances ont contribué à accroître le levier tarifaire. »
De l’influence sur les taux de fret
« Il a fallu un peu plus de deux ans entre le pic d’impact de la crise financière et le retour complet à une tendance de long terme », estime pour sa part le cabinet danois Sea-Intelligence. « L’inversion pourrait donc ne pas apparaître comme un choc soudain sur les flux de conteneurs, mais potentiellement comme une correction plus graduelle s’étalant sur quelques années. »
« Trois raisons expliquent pourquoi les taux de fret ne tomberont pas en deçà des niveaux pré-pandémiques, mais trois autres raisons suggèrent qu’ils ne seront pas sensiblement plus élevés après 2023 », décrypte Daniel Richards de MSI. « Dans un premier temps, les taux de fret sont susceptibles d’évoluer plus latéralement que radicalement à la baisse, car la réduction du niveau de congestion et des arriérés dans l’ensemble du système prendra du temps. Un mouvement substantiel à la baisse des taux bien avant le troisième trimestre 2022 semble donc peu probable. » À quel niveau atterriront-ils? « Pas aux niveaux moyens qui prévalaient entre 2016 et 2019 », indique l’analyste de MSI. Il estime que « la consolidation au sein du secteur ne s’inversera pas » et, grâce à l’usage des blank sailing que les compagnies maritimes ont appris à manier avec habileté, elles seront en mesure de fixer un plancher aux taux.
Capacité des chargeurs à absorber
Par ailleurs, il considère que les exportateurs, après avoir connu l’expérience de telles envolées de coûts de transport, « seront en mesure d’absorber un niveau comparativement plus élevé de coût de transport qu’avant, et sans pression majeure sur les marges ou la compétitivité-coûts. »
Enfin, les carburants à faible teneur en carbone, probablement plus chers que les options actuellement disponibles, une application plus large de la taxation du carbone et l’introduction de mécanismes d’ajustement aux frontières (prévus dans le nouvel arsenal législatif de l’UE par éviter la fuite des marchandises et le déroutement de navires vers des territoires non-européens non soumis aux mêmes contraintes réglementaires) pourraient, selon lui, amener les compagnies de ligne à répercuter les coûts supplémentaires sur les chargeurs. Et, à partir de 2023-2024, quand les quelques centaines de navires récemment commandés seront livrés? « C’est la clé de l’évolution des taux de fret une fois que les facteurs spécifiques à la pandémie auront été éradiqués. Livrer plus de 2 MEVP par an, soit près de 10 % de la flotte, pendant plusieurs années consécutives, n’est pas sans conséquences. Mais ce sera un véritable test pour savoir si le secteur a vraiment laissé pour de bon derrière lui le monde d’avant », confirme MSI.