Les taux de fret spot imposeraient-ils leur pouvoir sans contrepouvoir? Les pratiques des surestaries et de détention seraient-elles abusives? Ils sont en tout cas dans le collimateur de plusieurs autorités de réglementation du transport maritime, des États-Unis et de la Chine, certes, mais aussi d’Australie, du Vietnam et de la Corée du Sud. Depuis août 2020, les compagnies maritimes de transport de conteneurs ont été à plusieurs reprises invitées à s’expliquer sur les perturbations maritimes par les autorités de tutelle de différents pays…
Le continent nord-américain est à ce niveau le plus hostile. Alors que l’administration Biden a décidé de déboulonner les pratiques anticoncurrentielles et les abus de monopoles, le secteur conteneurisé organisé en trois grandes alliances maritimes contrôlant 95 % de la capacité totale des navires et dominant à 80 % les routes maritimes les plus fréquentées attire l’attention. Sous la pression du président démocrate, l’autorité de régulation du transport maritime, la Federal Maritime Commission (FMC), a été poussée à entendre huit transporteurs maritimes (CMA CGM, Hapag-Lloyd, HMM, Matson, MSC, OOCL, SM Line et ZIM). Elle a en outre élargi progressivement le périmètre de son enquête, qui porte ainsi sur les prix, les surestaries et la pénurie des conteneurs. Les transporteurs ont bien tenté quelques arguments. Au cours d’une table ronde organisée dans le cadre du grand rendez-vous américain du secteur, le TPM21 qui s’est tenu du 25 février au 3 mars, le PDG de Hapag-Lloyd, Rolf Habben Jansen, avait donné le ton, soulignant des « contraintes structurelles de capacités dans ce pays [les États-Unis] auquel il faudra remédier dans une certaine mesure ». Les ports chinois travaillent 24h/24, 7j/7, tandis que les ports américains sont à 17h/j, 5j/7, avait-il glissé. L’Asie a depuis longtemps investi dans les infrastructures portuaires en agrandissant les terminaux et en ajoutant des grues, a renchéri Jérémy Nixon, le dirigeant de la compagnie japonaise ONE. « La productivité y est en général de 50 % supérieure par rapport aux États-Unis », expliquait-il. Selon lui, la productivité serait plafonnée à 112 heures par semaine sur les quais nord-américains et tombe à 88 heures une fois que les navires atteignent les terminaux.
Nouveaux cadres réglementaires
Mais la machine législative s’est emballée. Début décembre, une première étape a été franchie vers la réforme de la loi réglementant le transport maritime aux États-Unis, la première revoyure depuis 23 ans. Le congrès américain a adopté le projet de loi, qui doit désormais être soumis à l’examen du Sénat. En plein mois d’août, alors que les taux de fret établissaient un nouveau record pour la 14e semaine consécutive, deux représentants de la chambre des représentants – le républicain Dusty Johnson et le démocrate John Gerimundi –, avaient présenté au Congrès une proposition appelée Ocean Shipping Reform Act of 2021. Ils travaillaient à vrai dire depuis des mois sur ce dossier. En mars, les deux parlementaires avaient apposé leurs paraphes à un courrier adressé à la FMC par une centaine de membres du Congrès, demandant instamment que « des mesures soient prises contre les pratiques commerciales déloyales, anticoncurrentielles et probablement illégales de certains transporteurs maritimes ». Ambiance.
Cette démarche faisait suite aux plaintes récurrentes des chargeurs américains – la Fédération des détaillants américains (NRF), la National Industrial Transportation League (NITL), les exportateurs agricoles du centre du pays fédérés dans l’Agriculture Transportation Coalition –, dans un contexte de fortes perturbations du transport maritime (repositionnement des conteneurs vides, amoncellement de conteneurs sur les quais, suppressions d’escales, déroutements de navires, etc.).
Climat de suspicion
Les exportateurs américains reprochent notamment aux compagnies de privilégier certaines routes maritimes plus lucratives (transpacifique dans le sens Asie-Amérique du Nord) et de rapatrier manu militari des conteneurs vides vers la Chine afin d’accélérer les rotations au détriment du chargement des exportations américaines. La proposition de loi reprend d’ailleurs plusieurs de leurs recommandations. Ils demandent notamment la modification des règles en matière de surestaries et frais de détention, l’introduction d’un service minimal dans l’exécution des contrats, l’instauration d’outils juridiques contre les pratiques commerciales jugées déloyales (liées à l’attribution des équipements et des réservations) et une réforme de la FMC pour qu’elle puisse agir juridiquement contre les accords entre les transporteurs maritimes réunis en alliances. De longue date, les chargeurs les soupçonnent d’entente commerciale. La FMC n’a pourtant trouvé aucune preuve d’une éventuelle manipulation du marché (réduire artificiellement les capacités, par exemple) visant à faire monter les prix. Les chargeurs demandaient aussi à transférer, dans les procédures réglementaires, la charge de la preuve des clients aux compagnies maritimes. Cette mesure vise tout particulièrement les frais de détention et de surestaries. Dans ce cadre, les transporteurs devraient par exemple motiver les raisons pour lesquelles les clients n’ont pas retourné les conteneurs à temps. Les transporteurs organisés en alliance seront également tenus de communiquer aux régulateurs, tous les trimestres, le tonnage total d’importation/exportation et les unités en EVP, à la fois chargées et vides, pour chaque navire faisant escale aux États-Unis.
Libre marché
John Butler, le président du World Shipping Council (WSC), association d’exploitants de navires basée à Washington, a été l’un de ceux qui se sont exprimés vigoureusement tout au long du cheminement parlementaire. Pour lui, la crise de la chaîne d’approvisionnement résulte essentiellement de l’offre et de la demande. En décembre, l’organisation a été entendue par la commission sénatoriale du Commerce où il lui a encore été demandé de justifier « les meilleurs résultats financiers depuis des décennies » de certains de ses membres. L’audition s’est tenue alors que le Sénat prépare une version complémentaire de la loi sur la réforme du transport maritime. Elle porte plus particulièrement sur le périmètre d’intervention de la FMC ainsi que sur son pouvoir dans la résolution des différends commerciaux et pratiques anticoncurrentielles.
En Europe, une dizaine d’associations professionnelles représentant les chargeurs, les transporteurs routiers, les transitaires, les opérateurs du transport combiné rail-route… ont adressé plusieurs courriers aux autorités de la concurrence européenne en faisant part de griefs similaires. Mais Bruxelles se refuse à intervenir sur un terrain qui relève du libre marché. Dans ce brouhaha généralisé, les compagnies maritimes ont promis de limiter la part du fret au comptant et de réserver une plus grande capacité au cadre contractuel. Deux des premiers transporteurs mondiaux du secteur (CMA CGM et Hapag-Lloyd) ont ainsi décidé de geler la hausse sans que cette politique tarifaire ne soit cependant suivie par d’autres.