Le transmanche souffre, qui en doute encore? La filière française semble, elle, douter du fait que les difficultés soient bien appréhendées. La signature in extremis d’un accord entre le Royaume-Uni et l’UE, écartant définitivement le spectre du « no deal », et le relatif passage en douceur, qui a fait basculer en janvier le Royaume-Uni dans un statut de pays tiers, masquent les grandes fragilités d’un secteur qui opère dans un environnement extrêmement concurrentiel. Le transport intra-européen n’échappe pas à la fatale puissance des acteurs nord-européens.
La presse a eu tôt fait de l’appeler « le fonds de la discorde ». La répartition de la « réserve d’ajustement » au Brexit dotée de 5 Md$, proposée le 25 décembre 2020 par la Commission européenne, a en effet créé du ressac. Au titre de cette enveloppe, distribuée aux États de l’UE en soutien aux régions et secteurs d’activité touchés de plein fouet par la sortie du Royaume-Uni de l’UE, la France devait être dotée de 420,8 M€ sur cinq ans. L’Hexagone serait ainsi le quatrième pays le mieux doté après l’Irlande (1,05 Md€), les Pays-Bas (757 M€) et l’Allemagne (455 M€).
Or, ce droit de tirage questionne pour le moins les opérateurs et les ports des régions concernées (Hauts de France, Normandie et Bretagne), qui ont tous consenti des efforts financiers « à la demande de l’État » pour faire face aux besoins générés par la nouvelle frontière (personnels et infrastructures). « Il y a bien aujourd’hui une note à payer qui vient en supplément de la crise sanitaire », rappelle Jean-Claude Charlot. Le directeur général de DFDS France est perplexe quant aux arbitrages de ce fonds alors que « l’on se prend déjà de plein fouet la concurrence des ports belges et hollandais ». Il s’exprimait à l’occasion des deuxièmes Rencontres parlementaires du transmanche, série de rendez-vous initiés par le Cluster maritime français (CMF).
En février, Brittany Ferries, DFDS et Getlink, treize députés des façades maritimes concernées, huit sénateurs, trois représentants des conseils régionaux ainsi que les directions générales des ports de Dunkerque, de Ports de Normandie, de Ports de France, de Boulogne-Calais, de Saint-Malo et Cancale…y ont participé. Les problématiques posées par le vote de répartition du Fonds européen de compensation Brexit étaient notamment à l’ordre du jour.
Incohérences
Les incohérences du dispositif inquiétent. « Je note que le Luxembourg émarge à plus de 100 M€ alors qu’il est probable que cet État membre soit bénéficiaire du Brexit puisqu’il va voir se relocaliser sur son territoire certaines fonctions supports, notamment, la finance », relève Stéphane Perrin, conseiller régional de Bretagne, qui s’exprimait au nom du président de région, Loïg Chesnais-Girard, rapporteur au Comité des régions de l’UE sur ce fonds de compensation.
« Quand on considère la répartition en euros par habitant, poursuit l’élu breton, la France est au même niveau que la Hongrie, par exemple, dont les coûts liés au Brexit ne sont pas tout à fait comparables à un pays comme le nôtre, en frontal avec le Royaume-Uni. »
« Quels préjudices spécifiques ont-ils fait valoir pour obtenir ces sommes? », s’interrogent les armateurs, qui n’ont jamais été questionnés pour leur part sur le sujet ni par le gouvernement, ni par Vincent Pourquery de Boisserin, le « Monsieur Brexit ». Ils s’inquiètent aussi de la consommation de cette enveloppe par l’État français qui « ne parle que de compensation pour la pêche ».
De même, ils se disent sans informations quant à l’applicabilité des textes règlementaires à venir tel l’European Travel Information and Authorization System (ETIAS). Le réglement, mis en œuvre à l’horizon février 2022, sera obligatoire pour les citoyens britanniques qui franchissent une frontière extérieure de l’espace Schengen.
Urgence
Outre, le fonds Brexit, un ensemble de choses ne passent pas ou difficilement. L’urgence de la situation contraste avec le temps long administratif. Les promesses du plan de relance déçoivent.
Au-delà, Brittany Ferries, DFDS France et Getlink, et plus globalement tous les armateurs français, attendent surtout des mesures fortes pour révolutionner le cadre économique dans lequel ils opèrent à armes pas tout à fait égales selon eux. L’exonération des charges patronales sur les salaires (net wage), eurocompatible depuis 2014, a été consentie…avec largesse: pour un an! En France, sa mise en place prendra la forme d’une aide correspondant à la part salariale des charges dont s’acquitteront en 2021 les entreprises pour les marins affiliés à l’ENIM qu’elles emploient.
Ancien président d’Armateurs de France et président de la compagnie transmanche bretonne Brittany Ferries, Jean-Marc Roué n’a eu cesse de réclamer le dispositif dans les hautes instances où sa voix pouvait porter. « Sans exiger de modifications particulières, un net wage durable nous mettrait à un niveau de compétitivité équivalent à un pavillon danois, chypriote ou italien… », répétait-il.
« On a besoin du net wage pour pérenniser l’outil maritime en France et le développer », insiste le DG de DFDS France.
L’opérateur, qui venait alors d’ouvrir une ligne directe entre Dunkerque et Rosslare, en a profité pour remettre quelques pendules à l’heure, en réponse à la déception manifestée par la ministre de la Mer qui aurait aimé que les navires soient armés sous le drapeau français. « Je suis encore plus déçu que vous, mais si on veut avoir une ambition de pavillon maritime français, il faut aider les armateurs à avoir les mêmes outils que certains pavillons danois ou britanniques: il y a aujourd’hui un différentiel de coût de l’ordre de 20 à 30 % pour armer un navire ».
Reconquête
« C’est le bon combat pour être au niveau de nos concurrents, estime Marc le Fur, député des Côtes-d’Armor. Il faut absolument que les parlementaires se mobilisent sur ces questions au-delà de ceux des façades maritimes concernées. Il y a encore des obstacles idéologiques à lever pour une partie de la gauche mais il faut sortir de cela. C’est la seule façon de tirer vers le haut de pavillon français ». À condition que cela se fasse dans le respect de la protection des salariés, ponctue un de ses collègues.
Dans l’immédiat, l’urgence prime. Didier Le Gac, député du Finistère, défend l’idée d’une grande opération de promotion de la destination France auprès des Britanniques, une fois les pays sortis du guêpier Covid. Jean-Marc Roué plaide aussi en faveur d’une stratégie de promotion de reconquête de marché bien distincte « des campagnes très génériques » portées par Atout France. Une façon de réassurer l’ancrage.